Metropolitan Opera, 5 janvier
Ceux qui ont assisté à cette troisième représentation de la nouvelle Carmen du Metropolitan Opera ont, probablement, eu une meilleure idée des intentions de sa metteuse en scène, Carrie Cracknell, et de son chef, Daniele Rustioni, que les spectateurs des soirées précédentes. Piotr Beczala, le Don José prévu, étant souffrant pour les deux premières, Rafael Davila, doublure compétente et professionnelle, dans cette situation difficile – sur la foi des critiques et de la retransmission audio du 3 janvier – a, bien naturellement, manqué d’atomes crochus avec sa partenaire principale, la très douée et accomplie Aigul Akhmetshina, âgée de 27 ans.
Daniele Rustioni, qui avait, précédemment, eu recours à des tempi privés d’énergie propulsive, a offert, le 5 janvier, une interprétation dynamique, mais plutôt dépourvue de sens du développement narratif. Le thème du « destin », dans l’Ouverture, est passé inaperçu, en partie parce que Carrie Cracknell (qui n’avait plus monté d’opéra depuis sa première tentative, avec Wozzeck, voici dix ans) a eu la mauvaise idée de lever le rideau à ce moment précis, provoquant des applaudissements.
Ce même thème connaît un sort semblable, au I, mis en scène de façon plutôt maladroite, devant une usine d’armement sous haute surveillance, et entourée de clôtures métalliques, qui n’aident pas à la projection des voix. Si les décors futuristes de Michael Levine fonctionnent mieux dans les actes suivants, les costumes de Tom Scutt semblent tirés d’une grande diversité de films et de séries sur la classe ouvrière américaine, plutôt qu’ils n’évoquent une région ou un contexte réels.
Il était certainement grand temps qu’une femme propose sa vision de Carmen au Met. Mais, comme souvent avec les metteurs en scène issus du théâtre, le déploiement du chœur s’avère largement dépourvu d’imagination et indifférencié – bien que les troupes de Donald Palumbo chantent avec force et précision.
Costumes et accessoires ont beau être contemporains, leur effet, notamment dans le cas des chœurs d’enfants, ne se distingue guère d’une quelconque production provinciale de l’ouvrage. À l’image d’autres spectacles récents du Met, annoncés avec un cadre conceptuel accrocheur – le Rigoletto « Las Vegas 1960 », puis celui, venu de Berlin, soi-disant transposé dans la République de Weimar, qui l’a remplacé, en décembre 2021, en sont les exemples typiques… Des lectures presque totalement traditionnelles, en dépit de signes extérieurs superficiels.
Carrie Cracknell et son équipe n’en offrent pas moins des scènes et des images qui vont au-delà de cette tendance, pour affirmer les critiques féministes légitimement soulevées dans les interviews accordées avant la première. Chaque acte commence avec un jeu d’ombres saisissant, sur un rideau de gaze blanc cassé, évocateur plutôt que littéral, et comprenant, à chaque fois, les mains de Carmen tendues vers nous.
Le II se déroule entièrement dans un semi-remorque volé, en guise de taverne de Lillas Pastia, plusieurs pick-ups, une décapotable rouge pétant, pour Escamillo – mais quelle nouvelle Carmen n’a pas recours à des véhicules motorisés ? Ils ont, cependant, la particularité d’être représentés comme s’ils étaient en mouvement rapide, avec des personnages parvenant, de manière souvent improbable, à rester debout ou assis dessus, à des vitesses qui les auraient propulsés sur la chaussée !
La version de la « Chanson bohème » de Carrie Cracknell et d’Ann Yee, la chorégraphe, fonctionne, en revanche, brillamment : les femmes, galvanisées et dont les mouvements « non entraînés » sont d’un réalisme bienvenu, dansent pour elles-mêmes, et les unes pour les autres, et non pour le regard masculin. Et quand Carmen meurt, derrière une arène de rodéo – d’une manière brutale et inattenue –, ce sont les femmes, dans la foule, qui se lèvent pour protester, alors que les hommes n’ont rien remarqué.
Surtout, avec l’arrivée de Piotr Beczala, les scènes intimes entre Carmen et Don José, qui sont le cœur de l’œuvre, crépitent toutes d’énergie et de naturel – tout particulièrement « Je vais danser en votre honneur », avec les deux interprètes juchés sur des pompes à essence.
Ailleurs, certaines idées sont simplement ratées. Le III, situé autour du semi-remorque accidenté – phares allumés –, souffre de la nouveauté, devenue un cliché, d’un plateau en rotation quasi constante. De façon impardonnable, il se remet à tourner juste au moment où Aigul Akhmetshina se lance dans l’air « des cartes », le cœur tragique du rôle – exactement là, aussi, où cette mezzo incroyablement prometteuse, sonore et attachante, a le plus besoin de se concentrer sur l’émotion et l’expression. Si sa diction demande à gagner en précision, ce talent majeur ne force jamais, tant vocalement que dramatiquement, et tient la ligne avec une élégance, une grâce, rappelant la Carmen de Teresa Berganza.
Piotr Beczala entre en scène avec aisance et courage, et s’en sort plutôt bien, pendant deux actes. Un peu sec, et passant pertinemment en voix mixte par moments, il est toujours, audiblement, l’un des plus grands ténors du monde. Mais, dans les climax éprouvants du III, il menace de craquer et, malgré sa belle technique, peine à venir à bout du IV, en une lutte constante. En bonne santé, il sera un formidable Don José.
Plusieurs des autres chanteurs donnent l’impression d’être, eux aussi, affectés par les maladies locales qui sévissent en ce moment. La Micaëla sympathique, mais au français ordinaire, d’Angel Blue manque, ainsi, de son éclat habituel. Et Kyle Ketelsen, bien qu’absolument assuré sur scène et dans sa maîtrise de la langue, n’a pas l’ampleur de timbre qu’on lui connaît, dans ce rôle d’Escamillo qu’il a, souvent, superbement tenu au Met.
Tous les comprimari sont des chanteurs doués, mais, avec Aigul Akhmetshina, l’instrument le plus sain du plateau est celui de Michael Adams, en Dancaïre.
DAVID SHENGOLD