Opernhaus, 3 décembre
Une scénographie d’emblée oppressante révèle la vaste salle d’un palais « Art déco », aux murs carrelés recouverts d’une épaisse couche de crasse. À l’arrière-plan, des portes de bronze s’ouvrent sur une pièce où, probablement, on torture, voire procède à des sacrifices humains. Plusieurs servantes, portant toutes la même perruque noire et le même uniforme rose bonbon, s’affairent à récurer des traces rougeâtres au sol, ou encore à évacuer un cadavre enveloppé dans un drap souillé…
Une mise en scène d’Elektra ? Non, il s’agit d’une nouvelle Aida, confiée à Lydia Steier, transposition déplaisante dans ce qui ressemble, en définitive, à une sorte de bunker, où une gérontocratie ubuesque vit recluse, totalement coupée des réalités d’une guerre qui, à l’extérieur, n’en finit plus de s’éterniser. Au sein de cette population d’infirmes sous perfusion, le dernier homme valide est un pauvre concierge un peu niais, que l’on proclame général en chef, faute de tout autre candidat disponible, pour aller au casse-pipe.
Le problème est que le Radamès en question est plutôt joli garçon, et que la fille du dictateur local – lui-même un cacochyme fantoche galonné, qui tient à peine debout – en est très amoureuse, bien qu’elle soit, par ailleurs, complètement désaxée et sadique. Une Amneris infréquentable, qui arrache les yeux de ses domestiques ou encore les tue à coups de couteau, pour passer le temps, tout en collectionnant à l’infini des perruques blondes, dont elle se coiffe avec des airs de Marlene Dietrich à la dérive.
L’état mental de Ramfis, qui porte encore beau, sanglé dans un smoking impeccable, n’apparaît pas meilleur, à force de consommer toutes sortes de drogues. Son délabrement psychique est tel qu’il est souvent victime d’hallucinations, apparitions sur des musiques vaguement orientalisantes, réminiscences obsédantes du véritable ouvrage de Verdi, que cette mise en scène ne parvient quand même pas à évacuer complètement.
Quant à la pauvre Aida, elle voit les siens échapper de justesse à un génocide, pendant la scène du triomphe, avant d’être quasiment passée à tabac par un père indigne, à l’acte suivant, les deux pataugeant dans un bassin rempli d’un fond d’eau. Mais ce dernier ne survit pas longtemps, abattu par Ramfis, dès la fin du III – et son corps détrempé traînera ensuite, jusqu’à la fin de l’opéra, se redressant brusquement, à plusieurs reprises, tel le spectre de Banco, dans Macbeth, quand Amneris se trouve, à son tour, victime d’hallucinations délirantes, à force, elle aussi, d’absorber des substances diverses…
Double étreinte finale, avec Aida et Radamès au fond, agonisant ensemble dans la fatidique chambre de torture, et Amneris qui se console dans le bassin central, en embrassant à pleine bouche, faute de mieux, le cadavre d’Amonasro !
Que rajouter, si ce n’est que la surenchère morbide des mises en scène de Lydia Steier nous agace de plus en plus ? Cette production, pourtant, n’est que la copie, plus ou moins enrichie, d’un premier état, présenté à Heidelberg, en 2011. Cette complaisance n’est donc, de fait, pas un phénomène nouveau.
La distribution, d’une remarquable abnégation, se plie aux injonctions scéniques les plus contraignantes, ce qui affecte notablement la qualité de son chant. Stefano La Colla possède, globalement, la voix de Radamès, mais son « Celeste Aida » serait, peut-être, plus nuancé, et surtout plus en mesure, si on ne l’obligeait pas, en même temps, à essuyer le sol avec un torchon et à déménager des planches !
L’Aida de Guanqun Yu, aux beaux accents dramatiques, n’est pas davantage ménagée. Ou, en tout cas, pas assez pour réussir à stabiliser ses aigus, pourtant chantés joliment piano. Lui aussi très sollicité sur le plan physique, l’Amonasro de Nicholas Brownlee, d’un beau gabarit, n’est pas toujours en phase avec l’orchestre. Il est vrai qu’Erik Nielsen le dirige avec une attention évidente aux nuances, mais aussi, en cette soirée de première, une prudence circonspecte, qui confine à la raideur.
Du coup, seuls l’inébranlable Ramfis d’Andreas Bauer Kanabas et la remarquable Amneris de Claudia Mahnke, une fois maîtrisé un vibrato envahissant qui, au début, fait craindre le pire, réussissent à paraître à l’aise.
En définitive, une Aida très contrainte, où le prix à payer, pour transformer un opéra plutôt statique en un « théâtre de la cruauté » constamment agité, paraît lourd. Des chanteurs harassés, le méritant Nicholas Brownlee transi de froid, au rideau final, à force d’avoir trempé dans l’eau, et la pauvre Guanqun Yu, qui vient saluer en chaise roulante, la cheville droite tordue, tant elle a été malmenée, au III – et qu’il aura fallu remplacer, pour les représentations suivantes, par Ekaterina Sannikova. Tout ça pour ça ?
LAURENT BARTHEL