Grand Théâtre, 16 avril
L’idée d’Aviel Cahn, le directeur général du Grand Théâtre de Genève, de confier Saint François d’Assise (Paris, Palais Garnier, 1983), monument à la gloire du catholicisme, à quelqu’un qui n’est pas de cette religion, est belle. Mais elle est, aussi, un peu risquée, car Adel Abdessemed, le célèbre plasticien à qui échoit la responsabilité de la mise en scène, des décors, des costumes et de la vidéo, travaille surtout sur la violence, l’animalité en l’homme – bref, tout l’inverse du message délivré par le chef-d’œuvre d’Olivier Messiaen (1908-1992). Celui-ci n’allait-il pas être dévoyé ? Ce qui, en dépit de sa naïveté, aurait été regrettable.
Or, il n’en est rien. Adel Abdessemed fait preuve de beaucoup d’humilité et ne cherche, en rien, à détourner le sens de l’ouvrage. Simplement, il ne le cantonne plus aux dogmes de la liturgie catholique, mais l’universalise. Lui, qui se définit, avant tout, comme un laïc, donne d’emblée le la, en faisant apparaître une étoile de David, rappelant ainsi que c’est dans la religion hébraïque que le christianisme prend ses sources. Et il fait de ses personnages des migrants, qui pourraient être à n’importe quel endroit du globe – le rideau de scène représente, d’ailleurs, une carte du monde, dont les pays sont symbolisés par des briques.
À ce titre, un détail éloquent intervient dans le quatrième tableau. Dans le couvent, où l’Ange cherche une réponse à sa question sur la prédestination, apparaît une œuvre ancienne d’Adel Abdessemed : un néon, comme ceux que l’on accroche au-dessus des portes, pour indiquer la sortie. Mais ici, à la place du mot « Exit », c’est le mot « Exil » qui est inscrit…
Les images se succèdent ainsi, d’une grande beauté visuelle. Certaines peuvent surprendre, comme cette vidéo de femmes qui font leur toilette dans un hammam, lors du troisième tableau. L’artiste s’en explique dans le programme de salle, en évoquant son histoire personnelle : « Au Moyen Âge, le lépreux incarnait le mal et c’était cela que saint François voulait aimer, en l’embrassant. La promesse du paradis que ce baiser permet, je la trouve dans ce lieu [le hammam] qui est, pour moi, celui de l’innocence de la chair, ce que j’ai vécu, aussi, quand j’étais enfant, avant que le rigorisme de la religion ne me dise, comme à tous les garçons de mon Algérie natale, que la chair, celle des femmes, en tout cas, c’était le mal. »
Si Adel Abdessemed ne dévoie, en rien, le message de Messiaen, il n’en laisse pas moins quelques indices, qui prouvent que l’inverse pourrait, aussi, être vrai. Ainsi, lors du cinquième tableau, il installe, sur le plateau, une très grande sculpture de pigeon – l’artiste a, plusieurs fois, représenté des pigeons voyageurs, porteurs d’explosifs, jouant ainsi sur le contraste entre l’innocence de l’animal et la manière dont l’homme peut la détourner.
L’oiseau n’est pas armé, mais une grande tache de sang semble maculer son poitrail. Et les costumes sont faits d’éléments de récupération, des sacs en plastique, par exemple, mais aussi de composants électroniques, qui peuvent faire penser à des détonateurs. Plutôt que de mise en scène, il faudrait parler d’intervention d’artiste, car, sur le plan dramatique, il ne se passe pas grand-chose – mais qui peut véritablement mettre en scène cet oratorio, où l’action n’est que d’ordre intérieur, sans réelle intrigue ?
L’intervention consiste, également, à avoir placé l’orchestre au fond du plateau. Pour des raisons évidemment pratiques – l’effectif exceptionnel ne serait pas rentré dans la fosse du Grand Théâtre –, mais aussi pour en faire une des composantes du spectacle. Cela crée, parfois, un léger sentiment de distanciation, une ombre sur les couleurs de la partition, mais renforce l’aspect onirique de l’ensemble. Surtout, Jonathan Nott, qui dirige, avec maestria, l’Orchestre de la Suisse Romande, parvient à éviter les décalages qu’un tel type de dispositif pourrait engendrer.
La distribution est dominée par le Saint François de Robin Adams. Le baryton britannique, spécialiste du répertoire contemporain, qui chante ce rôle écrasant pour la première fois, s’y révèle impressionnant. Phrasé précis, ligne claire, prononciation impeccable, il s’impose comme le digne successeur de son créateur, José Van Dam.
À ses côtés, le baryton germano-turc Kartal Karagedik est un Frère Léon émouvant, dont le timbre s’accorde bien avec celui de son modèle. En Lépreux, le ténor tchèque Ales Briscein fait une composition étonnante, même si le français laisse un peu à désirer.
Si tous les autres rôles sont tenus avec soin, la lumière de la soirée vient de l’Ange de Claire de Sévigné. Voix cristalline, aigus stratosphériques, la soprano canadienne, dont l’élégante robe blanche tranche avec la pauvreté du reste, apporte la touche de douceur, et même de légèreté, qui aide à faire passer les presque six heures de spectacle.
PATRICK SCEMAMA