Opéras À Lille, Don Giovanni est dans la fosse
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À Lille, Don Giovanni est dans la fosse

11/10/2023
Vladyslav Buialskyi (Leporello), Chiara Skerath (Donna Elvira) et Timothy Murray (Don Giovanni). © Simon Gosselin

Opéra, 5 octobre

Ce Don Giovanni, Emmanuelle Haïm l’a tant attendu – depuis, ainsi qu’elle le rappelle, dans le programme de salle, les représentations de la production de Peter Brook, auxquelles elle avait pris part, en 1998 –, et donc probablement mûri, dans son esprit et, peut-être, d’abord, dans les moindres fibres de son être si intensément musical, qu’il nous est apparu d’emblée, telle Athéna sortant armée du crâne de Zeus, absolument abouti.

Il ne faut pas manquer, à cet égard, et a fortiori au moment où l’Opéra de Lille lance les doubles célébrations de son centenaire et du 20e anniversaire de sa réouverture, de saluer le formidable instinct de sa directrice, Caroline Sonrier, qui a pris en résidence, dès son arrivée à la tête de la maison, Le Concert d’Astrée, alors au tout début de son aventure, pour en faire l’un des piliers de son projet.

L’orchestre joue donc à domicile, dans une acoustique que ses musiciens connaissent intimement, et qui flatte leurs sonorités roboratives. À la fois rustique, au meilleur sens du terme, d’une sombre densité, et d’une superbe lisibilité. Tendre, aussi, souvent, au diapason de l’amour que leur cheffe et fondatrice porte au chant, des voix comme  des instruments. D’une énergie intarissable, attisant un dramatisme exacerbé, dans le détail aussi bien que dans l’architecture et la progression d’ensemble, son interprétation est la vie même, qui inspire et soutient les chanteurs, pour mieux pallier, parfois, le manque de caractère de certains d’entre eux.

Car la distribution – c’est le risque de la jeunesse – est, de ce point de vue, fort inégale. Ainsi du maître et du valet, assez jumeaux de timbre. Timothy Murray, plus baryton, d’une séduction souple et veloutée, quoique dépourvu de ce pouvoir d’attraction irrationnel, qui est la marque des grands Don Giovanni. Vladyslav Buialskyi, davantage basse, Leporello de 26 ans, à peine, dont la projection est encore trop timide pour affirmer tant d’indéniables promesses que les contours d’un personnage – ce que parvient à faire Sergio Villegas Galvain, dans la partie moins exposée de Masetto.

Du Commandeur, James Platt a la stature – géant barbu qui, vêtu d’une longue robe noire, lors de son apparition, côté cour, dans la scène du cimetière, fait immanquablement penser à Dossifeï (Khovanchtchina) – et la couleur, basaltique, moins l’implacabilité de grand tuyau d’orgue attendue dans son ultime irruption.

Eric Ferring conserve les mêmes qualités et défauts qu’en Tamino (Die Zauberflöte), à l’Opéra National du Rhin, en décembre dernier, puis en Lurcanio (Ariodante), quelques mois plus tard, au Palais Garnier. Ténor un peu pincé, non d’émission, parfaitement saine, mais de timbre, son Don Ottavio délivre ses airs comme au concert, ou dans un concours, dont on lui décernerait volontiers le premier prix, pour la délicatesse de son phrasé.

La Zerlina de Marie Lys est, des trois dames, la plus constamment adéquate, sans pour autant – et, peut-être, pour cette raison même – marquer la mémoire. Emöke Barath, à l’inverse, alterne les hauts et les bas.

Dotée d’une étoffe de toute beauté, à la fois dense et irisée, la soprano hongroise donne, en effet, l’impression de vouloir conférer à sa première Donna Anna une envergure qui excède ses moyens – actuels, du moins. À un « Era già alquanto avanzata la notte » galbé autant que palpitant, succède un « Or sai chi l’onore » au registre supérieur crispé. S’il s’épanouit ensuite dans le sextuor du II, « Non mi dir », chanté sur des œufs, vire à l’épreuve.

L’ampleur de l’instrument de Chiara Skerath semble parfois la dépasser, notamment à l’approche d’un aigu rétif et écorché. Toutes les réserves tombent, cependant, face à l’émotion pure que l’artiste atteint, en symbiose avec la fosse, dans « In quali eccessi… Mi tradi ». Sa Donna Elvira s’y élève, tour à tour, et tout à la fois, donna abbandonata d’« opera seria », héroïne romantique et femme d’aujourd’hui, au rang de tragédienne intemporelle.

« La question du sort de l’espèce humaine me semble se poser ainsi : le progrès de la civilisation saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les perturbations apportées à la vie en commun par les pulsions humaines d’agression et d’autodestruction ? » Cette citation, tirée de Malaise dans la civilisation (1930) de Sigmund Freud, et sur laquelle s’achève la très ambitieuse note d’intention de Guy Cassiers, sert d’exergue à sa mise en scène de Don Giovanni.

Sur deux niveaux, au I, le décor de Tim Van Steenbergen et Clémence Bezat oppose la pénombre fantasmatique, animée par des vidéos plus ou moins abstraites, où l’on croit parfois reconnaître des végétaux censément fanés, du monde d’en haut – d’où les voix nous parviennent comme atténuées, sinon étouffées –, et l’éclairage violent de celui d’en bas, abattoir carrelé de blanc sale, où pendent des carcasses de porcs, prêtes à être débitées pour les fêtes et banquets du protagoniste. Soit.

Ce qu’il s’y passe, et qu’une direction d’acteurs paresseuse ne relève guère – sauf, éventuellement, quand il s’agit, pour Zerlina, de prendre, très littéralement dans ses deux airs, les choses en main, bondage soft, puis masturbation de son partenaire, pendant « Batti, batti, o bel Masetto », enfin franche pénétration, le temps de « Vedrai, carino » –, intéresse d’autant moins que, le plus souvent, on n’y voit goutte.

C’est tantôt trash, ou supposé tel, avec des monceaux de viande, comme symbole de finitude et de décomposition, dans lesquels Don Giovanni se vautre durant sa dernière heure, tantôt esthétisant – le labyrinthe d’écrans sur un sol de verre transparent, laissant « deviner les ruines d’un monde perdu  », ou encore l’image du Commandeur, projetée sur un bloc de pierre, puis son visage en très gros plan, sur les irrégularités minérales du mur du fond –, sans que l’alliage des deux ne produise, sur le plateau, un tout cohérent. Et encore moins un théâtre haletant. Emmanuelle Haïm et son Concert d’Astrée y pourvoient, de toute façon, pleinement.

MEHDI MAHDAVI

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