Asmik Grigorian : Rachmaninov – Dissonance
1 CD Alpha Classics ALPHA 796
Réussir un récital de mélodies ou de lieder n’est pas compliqué : on associe une grande voix et un accompagnateur chevronné (hier un Gerald Moore ou un Geoffrey Parsons, aujourd’hui un Malcolm Martineau), et le tour est joué. Mais si l’on veut obtenir un résultat exceptionnel, il faut vraiment oser apparier deux tempéraments de très haut niveau, pouvant faire des étincelles dans le bon répertoire.
Des intuitions géniales qui nous ont donné, par exemple, Winterreise de Schubert par Peter Schreier et Sviatoslav Richter (Philips), les Vier ernste Gesänge de Brahms par Matthias Goerne et Christoph Eschenbach (Harmonia Mundi), ou l’ineffable Chanson d’amour de Sabine Devieilhe et Alexandre Tharaud (Erato) : pas simplement de bons produits, mais de véritables trésors.
Gravé en studio, en avril 2021, ce nouveau récital de mélodies de Rachmaninov, domaine pas très fréquenté au disque, est bien de cet ordre là : la rencontre de deux phénomènes, déjà explosifs quand ils travaillent séparément, mais qui, mis ensemble, se stimulent et s’influencent. Un partenariat d’égal à égal, sans que jamais l’un parvienne à prendre un ascendant durable sur l’autre.
Très exigeantes en matière technique, ces pages requièrent, de toute façon, un pianiste virtuose – ne s’y sont distingués au disque, jusqu’à présent, que Vladimir Ashkenazy (avec Elisabeth Söderström, Decca) et Howard Shelley (avec Joan Rodgers, Chandos), tous deux éminents spécialistes des Concertos du compositeur. Or, ici, le piano de Lukas Geniusas, musicien russo-lituanien, est tellement extraordinaire, tellement riche (et aussi tellement bien enregistré !), qu’en présence d’une voix plus quelconque, on aurait tendance à n’avoir d’oreilles que pour lui.
Seulement voilà, il y a aussi, face aux micros, une « bête de scène » : Asmik Grigorian, cette Salome, cette Chrysothemis, cette Senta, qui nous a cloué sur notre siège au cours des derniers étés, à Salzbourg et à Bayreuth, et qui ne va certainement pas accepter de s’effacer. La voix est riche, puissante, gorgée de couleurs, mais garde, en même temps, une vraie flexibilité, y compris quand il faut décocher quelques aigus périlleux.
Et puis, la soprano arméno-lituanienne démontre une compréhension profonde de ce répertoire. Elle y déploie son lyrisme mélancolique et sombre, ses effusions mélodiques, son pathos contenu, avec une pudeur et un sens de la mesure qui préservent de toute vulgarité.
Où est-on ? À l’opéra, en train de frissonner, face à une succession de scènes dramatiques ? Au concert, ébahi devant un splendide récital de piano ? Dans un salon, à écouter des romances russes un peu sentimentales ? En fait, Asmik Grigorian et Lukas Geniusas, protagonistes d’exception, savent jouer sur tous ces registres à la fois, et le résultat est époustouflant.
LAURENT BARTHEL