Rachel
1 CD Sony Classical 19439968352
Lauréate du Concours « Operalia », en 2012, présente depuis sur les plus grandes scènes, Rachel Willis-Sorensen (née en 1984) n’avait pas encore enregistré de récital en solo – elle se contentait de donner la réplique à Jonas Kaufmann, dans son album Wien (CD et DVD Sony Classical).
Que ce soit aux États-Unis, dont la soprano est originaire, à Dresde, qui fut, durant quelques années, son point d’attache en Europe, ou dans tel ou tel théâtre impatient de l’accueillir, ses prises de rôles, dans un répertoire extrêmement varié, ont, à chaque fois, révélé une voix d’une étoffe particulièrement raffinée, ainsi qu’un tempérament scénique d’une rare qualité.
Ainsi, dans La traviata, à Bordeaux, en septembre 2020 (voir O. M. n° 166 p. 45 de novembre), Richard Martet n’hésitait pas à voir en elle « l’une des meilleures sopranos de notre époque », douée d’« une voix rarissime, au potentiel phénoménal ». Quelques mois plus tôt, à propos de sa Valentine des Huguenots, à Genève, il ne tarissait pas de superlatifs, insistant sur « une émission homogène, d’un grave opulent à un aigu triomphant » (voir O. M. n° 160 p. 46 d’avril 2020).
Disons-le sans ambages : ce récital, gravé en studio, en juillet 2021, confirme un talent peu commun, en mesure de rivaliser avec les meilleurs exemples d’hier, sans se contenter de marcher à leur suite. Car il y a, dans ce disque, une marque personnelle qui fait mouche à chaque instant.
À première vue, peu de surprises dans le programme. La traviata, Don Giovanni, Otello, La Bohème ou Il trovatore nous placent en terrain connu, sur des sommets où, on le sait, il est facile de s’égarer. Et c’est là, justement, avec l’atout de scènes données dans leur ensemble, que l’on prend la mesure de l’étendue des moyens de la soprano américaine. On est constamment frappé par l’intelligence accordée au moindre détail, à la plus infime indication musicale, ainsi qu’à la dynamique animant chacun de ces portraits.
Ainsi, peut-on rêver Donna Anna plus troublante dans sa féminité blessée (« Or sai chi l’onore », au I,puis « Non mi dir », au II), Desdemona plus bouleversante (la « Chanson du saule », suivie de l’« Ave Maria »), Violetta Valéry plus souveraine et plus fragile à la fois (le finale du I en entier) ?
Avec quelle variété de sentiments Rachel Willis-Sorensen exprime la fièvre romantique de Leonora, dans sa grande scène d’entrée (« Che più t’arresti ?… Tacea la notte placida… Di tale amor ») ! Mimi (« Si. Mi chiamano Mimi »), que l’on a entendue parfois si banale, si superficielle, retrouve ici une forte présence. Et la « Chanson de Vilja » (Die lustige Witwe) termine le parcours sur une note plus légère, répondant idéalement à la rêverie du « Chant à la lune » de Rusalka, au dessin si délicat.
Fallait-il alors intégrer « Ami ! le cœur d’Hélène », air extrait des Vêpres siciliennes ? À Munich, en 2018, la soprano avait participé aux représentations de l’ouvrage, dans l’original français. Si l’interprétation, très digne, qu’elle en offre ici, n’appelle aucune critique, j’avoue ne pas être tout à fait convaincu par la vertigineuse cadence finale. Certes écrite par Verdi, elle est conçue, dans cet album, comme un hommage à Maria Callas, ainsi que nous le dit le livret d’accompagnement. Sauf qu’en la circonstance, elle me paraît inutile, voire déplacée – réserve bien minime dans un récital qui, par ailleurs, soulève l’enthousiasme.
L’orchestre du Teatro Carlo Felice de Gênes n’appartient peut-être pas aux formations les plus prestigieuses, mais Frédéric Chaslin sait habilement le mettre au service d’une personnalité artistique exceptionnelle. Olivia Kahler (Emilia d’Otello, Ines d’Il trovatore) et Giovanni Sala (Alfredo Germont, Don Ottavio) apportent, eux aussi, leur précieux concours.
Et puis, il y a – en prime, si l’on peut dire – un ténor qui, pour la fin du I de La Bohème (« O soave fanciulla »), n’évolue certes pas dans son meilleur emploi actuel ; il est là, tout de même, et il s’appelle Jonas Kaufmann. Un compagnon idéal pour Rachel Willis-Sorensen, en haut des marches de la célébrité.
PIERRE CADARS