Rameau : Zoroastre
3 CD Alpha Classics ALPHA 891
L’histoire de Zoroastre est passablement mouvementée. La création de cette « tragédie lyrique » en cinq actes a lieu à Paris, à -l’Académie Royale de Musique, le 5 décembre 1749. L’accueil est mitigé, mais la curiosité l’emporte et, malgré les avis négatifs, le public vient.
Sur quoi les critiques se sont-elles portées ? Essentiellement sur le livret de Louis de Cahusac qui, s’inspirant de textes sacrés -persans, et avec de fortes connotations maçonniques, met en scène Zoroastre (ou Zarathoustra), réformateur religieux luttant contre le Mal, représenté par Abramane, grand prêtre d’Ariman. On s’attend à une lutte philosophique quelque peu manichéenne, mais l’attachement de Zoroastre pour la princesse Amélite, aimée d’Abramane, transforme l’intrigue en joute amoureuse, d’autant qu’une rivale, Érinice, vient soutenir le soupirant déçu.
Le 19 janvier 1756, une nouvelle mouture voit le jour, pour laquelle les actes II, III et V sont très largement modifiés – c’est elle qui sera jouée et enregistrée jusqu’à la réalisation du présent coffret, gravé en studio, en avril 2022. Il est vrai que, si les intentions philosophiques y ont été sensiblement atténuées, cette seconde version est plus violente, certains personnages, Érinice en particulier, y sont plus fouillés, et les contrastes exacerbés.
Et voilà qu’Alexis Kossenko rebat les cartes, en mettant en lumière la version originale. Même si, compte tenu des changements, on peut avoir l’impression d’avoir affaire à deux ouvrages différents, le génie de Rameau demeure intact. Son désir d’innover l’amène à concevoir, au lieu de l’habituel Prologue, une Ouverture à programme, soulignant les lignes directrices du livret : le Mal d’un côté, le Bien de l’autre.
La volonté d’assouplir et d’unifier le discours, en utilisant des séquences musicales très brèves et en effaçant, petit à petit, la séparation entre récitatifs et airs, est, elle aussi, passionnante – et efficace. De même que le souci d’intégrer les danses à l’action, par des ballets « figurés » ou pantomimes. Nouveauté encore : pour la première fois, l’orchestre de l’Académie Royale de Musique emploie des clarinettes – celles utilisées dans ce disque ont été commandées par le CMBV.
Alexis Kossenko, auquel on doit déjà une remarquable intégrale d’Acanthe et Céphise (Erato), s’attaque donc, avec Zoroastre, à forte partie. Et le pari est gagné ! L’union de l’ensemble Les Ambassadeurs (qu’il a créé) et de La Grande Écurie (qui perpétue le souvenir du regretté Jean-Claude Malgoire) lui permet de tisser une trame instrumentale soyeuse, et d’offrir des interventions chorégraphiques d’une séduisante richesse sonore. Les tempi sont équilibrés et mettent aussi bien en valeur l’irrésistible tendresse propre à Rameau, dans les duos Zoroastre/Amélite, que les événements dramatiques de l’acte IV, sommet de l’ouvrage.
On ne vante plus les qualités du Chœur de Chambre de Namur, la distribution s’imposant par son style, comme par son élocution. Son intelligence musicale et théâtrale aide Tassis Christoyannis à camper un Abramane de belle allure. En Zopire, David Witczak est un baryton au timbre tranchant. Le rôle de la « méchante » Érinice est dévolu à Véronique Gens, dont l’art de la déclamation frise la perfection ; d’une voix toujours aussi sûre, elle livre une incarnation dont on ne peut nier la classe.
La douce Amélite revient à Jodie Devos, dont le timbre cristallin est synonyme de lumière ; ses phrasés sont ravissants, et son charme juvénile est irrésistible dans son unique ariette avec vocalises, au V (« Règne, amour »). En Zoroastre, on retrouve l’indispensable Reinoud Van Mechelen, parfait dans ce répertoire de haute-contre ; il aborde le rôle-titre avec une technique imparable, une musicalité à toute épreuve et une sincérité touchante.
Faisons rapidement le point sur la discographie de cette œuvre maîtresse – sans oublier de mentionner l’unique DVD disponible, spectacle dirigé par Christophe Rousset et mis en scène par Pierre Audi, filmé à Drottningholm, en 2006 (Opus Arte).
Il fallait un certain courage pour s’attaquer à Zoroastre, en 1971. Le chef d’orchestre américain Richard Kapp l’a fait. Une heure d’extraits, publiés par Turnabout et fugitivement réédités, en CD, par Vox. Des présences vocales discrètes (Lou Ann Wyckoff, Nancy Deering, William Workman) et, dans le rôle-titre, Bruce Brewer. L’orchestre (Hamburg Chamber Orchestra) ne manque pas de vigueur, et les danses sont enlevées avec brio. Compte tenu de l’époque, le résultat aurait pu être pire.
Puis est venu Sigiswald Kuijken, pour la première intégrale, enregistrée en 1983 (Deutsche Harmonia Mundi). Le son des instruments anciens de La Petite Bande rehausse les couleurs de Rameau. Sensibilité, élégance, raffinement peuvent qualifier la direction musicale. Les voix sont modestes (John Elwes, Greta De Reyghere, Gregory Reinhardt), le style châtié, mais on cherche en vain le théâtre.
En 2001, c’est au tour de William Christie de graver sa vision (Erato). À l’inverse de celle de son prédécesseur, elle est résolument dramatique, au point que certaines danses sont supprimées, pour donner à la narration une tension supplémentaire – mais elles sont offfertes en appendice, avec le finale de la mouture de 1749. L’équipe de chanteurs, quant à elle, n’est pas toujours homogène, composée de Mark Padmore, Nathan Berg, Gaëlle Méchaly et Anna Maria Panzarella.
De toute évidence, un nouvel enregistrement de cette version de 1756 serait le bienvenu. Mais, pour l’originale de 1749, Alexis Kossenko a mis la barre très haut.
MICHEL PAROUTY