Cherubini : Les Abencérages
3 CD Palazzetto Bru Zane BZ 1050
Voici le génie de Luigi Cherubini (1760-1842), magnifiquement servi avec Les Abencérages, une de ses œuvres majeures (Paris, 1813), dont c’est la complète résurrection sous sa forme originale et intégrale (le Palazzetto Bru Zane a édité, pour la première fois, l’ensemble des partitions, restées à l’état de manuscrits). On peut donc oublier l’adaptation allemande pour Berlin (1828), tout aussi incongrue que la version italienne, dirigée par Carlo Maria Giulini, à Florence, en 1957 (CD Gala).
Le livret d’Étienne de Jouy est court de ressources dramatiques, construit sur la rivalité entre deux familles de Grenade, les Abencérages et les Zagris, au XVe siècle. Le héros, Almanzor, promis à la princesse Noraïme, appartient à la première, le « méchant » Alémar à la seconde.
Le premier acte (71 minutes) est dédié à la célébration du mariage annoncé, interrompue par l’appel fait à Almanzor pour combattre l’envahisseur espagnol. Au deuxième (43 minutes), Almanzor revient triomphant, mais s’est fait dérober l’étendard de Grenade qu’on lui avait confié, ce qui entraîne son exil. Au troisième (54 minutes), le proscrit réapparaît clandestinement, est arrêté, puis condamné, mais sauvé dans un combat libérateur, où un chevalier masqué (l’Espagnol Gonzalve) démasque le traître Octaïr, ouvrant la voie au lieto fine.
Impossible de nier longueurs et déséquilibres, très largement transcendés par la partition, qui captive par sa force, sa science d’écriture, comme par l’invention constante de son orchestration.
Les moments d’exception ne se comptent plus : duo Almanzor/Noraïme (« Qu’il est doux de pouvoir se dire… »), au I ; poésie diaphane de l’air de Noraïme (« Épaissis tes ombres -funèbres »), au III, page géniale du romantisme français. Sans compter le pittoresque des citations hispanisantes (notamment dans le ballet final du III, dont on regrette que, par une entorse au principe de l’intégralité, il ait été ici écourté).
La distribution de cet enregistrement, réalisé au Müpa de Budapest, en mars 2022, en mêlant prises de concert et de studio, répond idéalement à notre attente, avec une équipe homogène, parfaite de prononciation et de diction. Edgaras Montvidas triomphe de la tessiture très tendue d’Almanzor et Anaïs Constans est une Noraïme émouvante, notamment dans son grand air du II (« Ô toi, l’idole de mon cœur »), avant un duo passionné et haletant avec Almanzor, de filiation gluckienne.
L’Alémar très « méchant » de Thomas Dolié est parfaitement en situation, notamment pour son grandiose air de vengeance du III (« D’une haine longtemps captive »), au côté de seconds plans irréprochables, emmenés par Artavazd Sargsyan en Gonzalve.
Avec ses instruments d’époque, l’Orfeo Orchestra contribue à la très belle couleur de l’ensemble, à l’instar du Purcell Choir, avec les nombreux effectifs requis. György Vashegyi s’impose avec l’énergie qu’on lui connaît, et avec une intelligence aiguë du style qui fait largement oublier l’autre version française accessible, évidemment moins complète, captée à la RAI de Milan, en 1975, sous la baguette de Peter Maag (CD Arts).
Dans l’élégant et impeccable livre-disque du Palazzetto Bru Zane, on aurait seulement souhaité une analyse de la partition plus substantielle que celle, ancienne et bien courte, de Jean Mongrédien (1986), pour évoquer, par exemple, ce qui nous paraît des suites de l’œuvre dans l’opéra allemand, jusqu’à Euryanthe, Lohengrin et Genoveva, plus encore que le « grand opéra » français.
FRANÇOIS LEHEL