Onze ans après sa création, la production emblématique des Huguenots signée Olivier Py est de retour sur la scène de la Monnaie. Dans le contexte géopolitique brûlant d’aujourd’hui, cette reprise offre à Peter de Caluwe la possibilité de dégager de nouvelles résonances entre l’actualité et la fresque de Meyerbeer. Le directeur de l’institution lyrique bruxelloise les évoque dans cette tribune.
On espère toujours, en la programmant, que le choix d’une œuvre entre en résonance avec le monde actuel. Et il arrive parfois que certains titres planifiés longtemps à l’avance s’avèrent encore plus pertinents au moment où ils sont présentés. Cette reprise des Huguenots montre ainsi dans quelle mesure le fait de jouer cette pièce maintenant relève d’une nécessité et d’un acte politique, autant qu’artistique.
Une conception nouvelle
Rappelons, pour commencer, le grand intérêt des opéras de Meyerbeer. Par le renforcement mutuel des moyens expressifs qu’il sollicite dans ses œuvres (peinture, ballet, pantomime, musique, théâtre…), le compositeur réalise en quelque sorte le rêve d’un art de l’avenir qui embrasserait tous les arts, et réunirait tous leurs effets dans un seul chef-d’œuvre – une sorte de Gesamtkunstwerk (œuvre d’art totale) d’avant Wagner.
En outre, Les Huguenots déploie sur scène une nouvelle conception de l’Histoire, dont le cours est porté par le mouvement social. Et dont le sujet est la collectivité. Meyerbeer présente l’Histoire par le biais du groupe, comme pour accentuer l’appartenance des « spectateurs-citoyens » à ce récit qui n’est plus seulement un récit « éloigné », incarné par des individualités – souvent des monarques –, mais devient un récit commun, partagé par toutes et tous.
La place prépondérante accordée au chœur souligne la toute-puissance de l’opinion publique, désormais représentée sur le plateau – une opinion parfois terrifiante, manipulable, manipulée, ou même justicière. Cette représentation du peuple conduit les spectateurs-citoyens à préférer la tempérance à la révolte instinctive, à réfléchir aux causes d’une révolution, et à questionner les acteurs charismatiques appelant au soulèvement populaire.
Enfin, à bien des égards, les opéras de Meyerbeer illustrent l’idéal du progrès technique, scientifique et industriel qui traverse l’Europe au début du XIXe siècle. Toutefois, quel sens donner aujourd’hui à cette aspiration au progrès, notamment au regard des justes contestations qui émaillent la société, et mettent en cause l’impact écologique et social de certaines activités ?
Entre horreur et art
Lorsque j’ai accueilli les interprètes le premier jour des répétitions des Huguenots, j’ai tenté de leur expliquer comment l’horreur pouvait être esthétisée, en évoquant le contraste entre la beauté et la complexité de la musique de Meyerbeer, le décor de Chenonceau dans le « beau pays de la Touraine », d’une part, et le désastre humain préparé par les catholiques, d’autre part. Une vérité noire derrière des façades dorées, comme dans la grandiose scénographie imaginée par Pierre-André Weitz pour cette production. Comment des hommes ont-ils pu, lors de festivités et d’orgies au sein d’une campagne si paisible, fomenter le meurtre de tant d’innocents, juste parce qu’ils avaient été élevés dans une autre religion ? Assassins et victimes étaient tous chrétiens, seule une légère différence de liturgie et de croyance les séparait…
Un parallèle peut facilement être établi avec le conflit actuel entre les peuples frères de Russie et d’Ukraine. Pour quelle raison un régime, un groupe de fondamentalistes jusqu’au-boutistes, décide-t-il d’anéantir un autre groupe ? Qui décide que la vie peut être détruite en raison d’une différence de langue, de culture, d’orientation sexuelle, de religion ? Que se passe-t-il en coulisses, hors des organes décisionnels de la démocratie, dans des groupuscules petits, mais influents, d’obscures sociétés secrètes, des réseaux politiques ? Comment la décision de quelques-uns peut-elle influer sur la vie de tant d’autres ? Ce sont peut-être les questions que nous devons nous poser lorsque nous présentons Les Huguenots aujourd’hui.
Quand l’opéra s’empare de l’Histoire
L’opéra se déroule sur la toile de fond historique que forme la fameuse Nuit de la Saint-Barthélemy : le massacre de tous les protestants, quels que soient leur âge, leur sexe ou leur rang social, durant la nuit du 24 août 1572 et les jours et mois qui l’ont suivie, non seulement à Paris, mais aussi dans de nombreuses autres villes de France. Manifestement, de nombreuses raisons ont permis à ces événements de se produire et de prendre de l’ampleur, tout en étant acceptés par une vaste majorité silencieuse. S’il y a bien des responsables politiques à l’origine du massacre, il s’agit principalement d’un de ces moments où le fanatisme a pris le dessus sur la raison, où quelques infimes éléments déclencheurs ont suffi à faire exploser une bombe en gestation.
Dans son livre Histoire de la tolérance au siècle de la Réforme, Joseph Lecler présente une vision extrêmement actuelle de l’intolérance religieuse à ce moment-là de l’Histoire. Il évoque la dépendance du peuple envers une parole politique pouvant déclencher des catastrophes humaines, la difficile cohabitation entre deux peuples différents, le fanatisme des foules, le repli identitaire, la recherche d’un bouc émissaire… « Dans le crime politique de la Saint-Barthélemy, le machiavélisme se révèle avec toutes ses tares. Se donnant pour un « réalisme » en politique, il vise à faire triompher l’intérêt du prince, sans aucune considération de religion, de morale, ou même d’humanité. Il cherche le succès immédiat par les méthodes les plus cyniques et les plus brutales. Il n’est en fait qu’un empirisme grossier, qu’une sagesse à courte vue dont le résultat le plus certain est de compromettre gravement l’avenir, sous prétexte d’assurer le présent. »
Cela ne nous rappelle-t-il pas la tendance actuelle à prendre des décisions politiques complexes sur la base d’interprétations simplistes et populistes ? La propension à offrir au peuple ce que leurs soi-disant dirigeants pensent qu’il désire ? Il y a clairement eu, de tout temps, des problèmes de leadership. De ce fait, les solutions à court terme d’une minorité en viennent à déterminer la vie de nombreuses personnes pour de nombreuses années.
Une âme européenne
Si seulement nous pouvions affirmer que nous tirons des enseignements de l’Histoire… Hélas, l’attitude actuelle du régime russe – et de pas mal d’autres ! – nous prouve que rien ne change, et que des erreurs majeures modifiant le cours de l’Histoire se produisent encore et toujours. C’est une leçon de plus que nous livre le magnifique répertoire de l’opéra. En reprenant nombre de récits que nous partageons – qu’ils traitent de guerre, de haine, d’amour, de passion, ou encore de pur bonheur et de joie –, cet art peut accomplir ce à quoi aucun système politique ne peut arriver seul : abattre les murs artificiels entre les peuples, les informer sans rancœur de leurs racines communes, et leur permettre de redécouvrir leur identité plurielle grâce au partage d’un langage universel.
Qui plus est, l’opéra peut nous aider à reconstituer quelque chose qui ressemblerait à une « âme » européenne. Aujourd’hui, comme au temps de Stefan Zweig et d’autres grands penseurs, c’est toujours vers les arts, la littérature et le théâtre que l’on se tourne dans les périodes de doute et de crise. Et c’est grâce à la communauté artistique que nous espérons trouver la force de protéger notre continent de l’égocentrisme nationaliste, de la peur et de la haine qui ont ravagé les générations précédentes.
PETER DE CALUWE, directeur général et artistique de la Monnaie de Bruxelles
À voir :
Les Huguenots de Giacomo Meyerbeer, avec Lenneke Ruiten (Marguerite de Valois), Karine Deshayes (Valentine), Ambroisine Bré (Urbain), Enea Scala (Raoul de Nangis), Alexander Vinogradov (Marcel), Nicolas Cavallier (Le Comte de Saint-Bris), Vittorio Prato (Le Comte de Nevers), Yoann Dubruque (De Retz), sous la direction d’Evelino Pidò, et dans une mise en scène d’Olivier Py, à la Monnaie de Bruxelles, du 12 juin au 2 juillet 2022.