Depuis quelque temps, les chanteurs lyriques ont sorti les couteaux. Devant les problèmes que rencontre leur art, ils prennent la plume, font part de leurs difficultés, et accusent à fleurets à peine mouchetés.
Ce fut d’abord Ludovic Tézier, en août 2022, dans le Corriere della Sera, pour accabler les mises en scène « extravagantes » qui, depuis trente ans, passionnent (parfois) et exaspèrent (souvent) un public déconfit devant des œuvres qu’il ne reconnaît pas, mais aussi des chanteurs qu’un tacite devoir de réserve interdit d’exprimer tout le mal qu’ils en pensent. Jonas Kaufmann lui emboîtait le pas, au mois de décembre, dans le Times, suivi par Thomas Dolié qui, dans Le Monde, élargissait le propos à la baisse des subventions et aux injustices du star-système. Enfin, en septembre dernier, dans Le Temps de Genève, Emiliano Gonzalez Toro en appelait à retrouver « le respect à l’opéra » et pointait à son tour les excès du « Regietheater », ouvrant la porte à un torrent de réactions sur les réseaux.
Que les artistes lyriques s’expriment enfin sincèrement sur leur métier, on ne peut que s’en féliciter ; en revanche, il ne faudrait pas se tromper d’ennemi.Presque toutes ces tribunes prennent en effet pour cible le mal nommé « Regietheater ». À la base, le terme désigne la mise en scène d’auteur, c’est-à-dire à peu près tout ce qui se monte à l’opéra, en bien ou en mal, depuis que l’ont investi des artistes du théâtre parlé (en tête desquels Strehler, Ponnelle ou Chéreau). Pour l’amateur, il résume trente ans de tradition brechtienne, d’attaques aveugles sur les œuvres et d’esthétique misérabiliste. Comme le résumait Benoît Fauchet, dans un podcast de France Musique que j’ai le plaisir de présenter (Le Casque et l’Enclume) : « Le « Regietheater« , pour le mélomane moyen, c’est la mise en scène moche. » C’est-à-dire avec cour d’immeuble glauque, lavabos, treillis et kalachnikovs.
Le « moche » n’est pas neutre. Il signale que la réflexion porte au fond sur une opposition classique entre courants idéaliste et critique dans les arts du spectacle. Veut-on voir sur scène une magnification ou une remise en cause des choses ? Une sublimation du réel ou sa grimace ? Rêver ou réfléchir ? Sans doute n’y a-t-il pas de réponse définitive ; mais il semble que, sur ce point, le projet des dramaturges (questionner la société, les œuvres, voire le genre lui-même) ne croise plus les attentes du public (se divertir et admirer).
Comme toute la musique de tradition savante, l’opéra a connu, au début du XXe siècle, un bouleversement majeur : la marginalisation de la création au profit du répertoire – n’oublions jamais que l’exploitation publique du patrimoine est un phénomène récent. Originellement creuset de nouveautés sans cesse renouvelées, il s’est changé en espace de monstration d’un nombre limité de pièces plus ou moins anciennes, et dès lors s’est vu menacé par la redondance, la routine et la lassitude. L’état de décrépitude auquel était parvenu l’Opéra de Paris, au début des années 1960, n’était que la conséquence logique de cette évolution.
C’est pour trouver une impulsion nouvelle qu’on fit alors appel à des profils venus du théâtre, considérés non plus comme de simples régisseurs, mais comme les nouveaux ordonnateurs du spectacle. Leur champ d’action s’étant élargi au fil des décennies, dans des directions d’ailleurs très diverses selon leur talent, les metteurs en scène sont ainsi devenus les personnalités dominantes du processus de création, jusqu’à s’arroger des prérogatives d’auteur. Si le titre reste en gros sur l’affiche, c’est de mise en scène dont on parle en sortant ; c’est elle qui absorbe l’essentiel du travail critique et qui détermine la valeur qu’on prêtera à l’ensemble.
Ce transfert de pouvoir s’est historiquement opéré au détriment de deux classes d’acteurs du dispositif, à chaque fois au premier plan du musical. Tout d’abord les chefs d’orchestre, qui depuis Mahler avaient pris la main sur la machine opératique, représentant symboliquement, comme par délégation posthume, les compositeurs disparus ; et puis les chanteurs, par définition en bout de chaîne, puisqu’ils doivent assumer et défendre des options dramaturgiques qui leur sont imposées, souvent à leur corps défendant.
Ce à quoi on assiste avec ces prises de parole, c’est tout simplement à la fronde de cette classe d’artistes, tiraillés entre leur statut de vedettes (ce sont eux qui s’exposent et qu’on applaudit d’abord) et leur prolétarisation dans le processus de production. Fronde très compréhensible, au demeurant, mais qui ne prend une forme aussi directe que parce que l’impérium du metteur en scène bute depuis peu sur ses limites, dans un écosystème lyrique lui-même affaibli et remis en question. Pourtant, si les mises en scène « modernes » sont l’une des causes de la désaffection du public, elles ne peuvent en être tenues pour seules responsables. Et croire qu’il suffirait, pour se réconcilier avec le spectateur, de laisser les clés aux musiciens ou de revenir aux lectures littérales (comme si elles avaient été abandonnées) constituerait un leurre total.
Malgré tout, que des chanteurs décident d’écrire leur page dans l’histoire des rapports de force sur la scène lyrique (cette passionnante saga où se concurrencent et se rééquilibrent immémorialement, selon les époques et les modes de production, imprésarios, divas, directeurs, compositeurs et régisseurs), est à la fois un symptôme de la crise actuelle de l’opéra, et une joyeuse promesse pour son avenir.
LIONEL ESPARZA, producteur à France Musique.