L’Opéra Orchestre Normandie Rouen fait le grand écart dans l’opera seria vénitien de Rossini. Après Tancredi (voir O. M. n° 202 p. 61 de mai 2024) – le tout premier –, le metteur en scène, scénographe et costumier Pierre-Emmanuel Rousseau s’attaque au tout dernier, Semiramide, les 10, 12 et 14 juin prochains. L’ « espace-temps distinct » entre les deux œuvres l’a poussé à renouveler son esthétique et à se surprendre lui-même pour illustrer le complot de la reine Semiramide et d’Assur, les manifestations surnaturelles du roi assassiné, et l’inceste « par erreur » de la reine avec son fils Arsace. Le « manque d’action » de l’opera seria implique de « trouver une vérité des personnages, de remettre des enjeux pour parler au public du XXIe siècle ». Les proportions musicales « monumentales » de Semiramide requièrent en outre de « constamment nourrir les chanteurs » – dans une prestigieuse distribution : Karine Deshayes en Semiramide, Franco Fagioli en Arsace, Giorgi Manoshvili en Assur –, même si « l’exigence vocale est telle qu’on ne peut pas les mettre dos au mur ».
La production sera irriguée d’inspirations années 1980, notamment du premier film du regretté Tony Scott, The Hunger (Les Prédateurs), où Catherine Deneuve incarne une vampire immortelle qui tente de guérir le vieillissement accéléré de son compagnon (David Bowie) grâce aux services d’un médecin spécialisé (Susan Sarandon). « C’est justement le personnage féminin qui tue pour la survie. J’ai trouvé intéressant d’exploiter Semiramide dans ce contexte de recherche de la jeunesse éternelle, surtout dans une cour qui pratique les sacrificaes humains. » Pierre-Emmanuel Rousseau donnera plus de place à Azema (qu’Assur veut épouser), « nœud gordien de l’histoire, dont tout le monde parle, par laquelle tout passe, mais qui n’a qu’une poignée de récitatifs », en lui prêtant une fonction similaire à celle de Susan Sarandon dans le film. Il convoque aussi Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick, dans les cérémonies secrètes d’une « classe supérieure pour qui la vie humaine et la vie sexuelle n’ont tellement plus de valeur qu’elle va chercher toujours plus loin ».
La question de la monstruosité est un défi avec Rossini et ses librettistes qui, avec la forme de l’opera seria, « ne s’autorisent pas à aller jusqu’au bout des émotions, car la succession d’airs, duos et ensembles désamorce le drame, d’autant que les personnages ne s’adressent pas vraiment la parole, y compris lorsqu’ils chantent ensemble ». Semiramide dit à Arsace l’amour qu’elle lui porte juste après avoir consommé leur inceste ; Assur retrouve quant à lui étonnamment la raison après sa scène de folie. « Il faut parfois aller un peu contre la beauté de la musique et sa structure contradictoire pour éviter de se perdre dramaturgiquement » et donc prolonger la folie -d’Assur, voire en faire survenir les premiers signes plus tôt, ou trahir dès le début la culpabilité cruelle de Semiramide. « J’ai construit le décor comme un palais dont on ne peut s’extirper. Semiramide a créé un endroit où les gens disparaissent. Assur et elle, c’est un peu le couple Macbeth, mais sans la dimension horrifique de Shakespeare. »
THIBAULT VICQ
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