Plus grand pays du Moyen-Orient, première économie du monde arabe et premier producteur de pétrole de la planète, l’Arabie saoudite, avec ses 35 millions d’habitants, n’a aucune tradition d’opéra. Pour des raisons religieuses, le royaume, fondé en 1932, est longtemps resté hostile à la musique autre que percussive et, jusqu’à une date très récente, fermé à toute influence culturelle occidentale. Pendant ce temps, ses voisins (Dubai, Abu Dhabi, Qatar, Oman) inauguraient, en grande pompe, théâtres, salles de concert, musées… et montaient Turandot, Le Lac des cygnes, Madama Butterfly, Norma et Les Pêcheurs de perles.
Les choses ont commencé à changer dans les années 2010 – en 2019, par exemple, l’orchestre de l’Accademia Teatro alla Scala a offert, à Riyad, un « Voyage à travers l’opéra italien » –, mais, plus encore, après la naissance, en 2020, à l’initiative du ministère de la Culture, de la Commission du Théâtre et des Arts du Spectacle (Theater and Performing Arts Commission).
Son président, Sultan Al-Bazie, s’est aussitôt lancé un défi : passer commande d’un opéra à l’occidentale, mais sur un livret en langue arabe, inspiré d’une légende locale. Zarqa Al Yamama, premier opéra saoudien et « grand opera » en arabe, a ainsi vu le jour, le 25 avril dernier, dans la capitale du royaume (voir notre compte rendu).
Comme l’explique Sultan Al-Bazie, la partie n’était pas gagnée d’avance et beaucoup ont crié « Au fou ! », quand il a présenté son projet. Il fallait, d’abord, vaincre les réticences des Saoudiens les plus religieux – d’après Sultan Al-Bazie, elles sont moins prégnantes qu’il y a encore dix ans, et les mentalités ont commencé à évoluer.
Il était nécessaire, ensuite, de choisir un lieu. Riyad en possède un : le Centre Culturel « Roi Fahd » (King Fahad Cultural Centre), à l’ouest de la ville. Sauf que ce gigantesque édifice – construit en 1987, pour promouvoir et préserver la culture et l’héritage saoudiens –, longtemps sous-utilisé, avait besoin de travaux de rénovation. Ils ont été conduits, avec un résultat impressionnant.
Posé au milieu d’une étendue désertique, l’édifice, entouré de jardins, est doté d’une entrée absolument unique, évoquant la tour renversée d’une forteresse médiévale, couleur pierre, sous laquelle on passe. Le hall, dans des tons pierre et ocre, est immense. Quant à l’auditorium principal, en amphithéâtre, avec un parterre et un balcon, il peut accueillir 2 700 spectateurs. Sièges et moquette sont bordeaux foncé, sous un plafond étonnant, apparemment fait de plaques de métal, à la teinte cuivrée.
La salle, dotée d’un très vaste plateau et d’équipements techniques de pointe, en impose, c’est sûr. Mais, dès que résonnent les premières notes de musique, on a la confirmation que, malgré la présence d’une fosse, elle n’est pas faite pour l’opéra. Voix et orchestre doivent être sonorisés, ce qui modifie complètement la perspective d’écoute. Sur ce plan, Sultan Al-Bazie et ses équipes, bien conscients du problème, n’ont rien pu faire.
Dernier obstacle à franchir, et non des moindres : avec qui et pour qui produire un nouvel opéra à Riyad ? S’agissant du texte, trouver un librettiste n’a pas posé de problème, en l’occurrence le poète et dramaturge saoudien Saleh Zamanan. Mais quid de la partition ? Les compositeurs locaux, beaucoup tournés vers la chanson, ignorent tout de l’opéra. Le choix s’est porté sur l’Australien Lee Bradshaw, pour ses débuts dans l’art lyrique.
Dans le même souci de faire appel à une expertise internationale, Sultan Al-Bazie a réuni un metteur en scène/créateur lumière suisse (Daniele Finzi Pasca) et un chef espagnol (Pablo Gonzalez). L’orchestre est allemand (Dresdner Sinfoniker), et le chœur tchèque (Chœur Philharmonique Tchèque de Brno). En effet, les forces locales (Saudi National Orchestra & Choir), brillantes dans le répertoire traditionnel saoudien, ne sont pas encore capables d’aborder l’opéra.
En raison des dix représentations prévues, la distribution est double, venue du Royaume-Uni, d’Allemagne, d’Australie, d’Italie, de Macédoine… Il y a bien trois chanteurs saoudiens, mais ils ont été formés en Europe, aux États-Unis et aux Émirats arabes unis, et n’ont que des rôles secondaires.
Reste la question : pour qui Zarqa Al Yamama ? Le premier objectif est, clairement, d’initier le public saoudien à l’art lyrique. Plutôt que de monter un grand titre du répertoire occidental, Sultan Al-Bazie est convaincu qu’une création mondiale, en arabe, inspirée d’une légende locale, est la solution pour le faire venir. Des panneaux vidéo, dans le hall du Centre Culturel « Roi Fahd », et des inserts dans le programme de salle, proposant un glossaire et une brève histoire de l’opéra, facilitent le processus de découverte.
Le deuxième objectif, tout autant revendiqué, est de faire entrer l’Arabie saoudite dans le circuit international. Sultan Al-Bazie, qui a prévu de reprendre Zarqa Al Yamama à Riyad, rêve d’une tournée dans le reste du monde, « pour montrer qui nous sommes, ce que nous pouvons faire, et affirmer que nous sommes ouverts à la collaboration avec d’autres cultures ». Peter Gelb, le directeur général du Metropolitan Opera de New York, était présent, le 25 avril, précédant plusieurs de ses confrères…
Zarqa Al Yamama est une première pierre, posée sur un chemin qui s’annonce long. La sensibilisation du public passera par l’éducation, de la petite enfance à l’âge adulte, avec l’enseignement de toutes les disciplines artistiques, dans toutes les villes du pays – des initiatives ont, déjà, été prises en ce sens. Pour ce qui est de la reconnaissance internationale, elle dépendra, inévitablement, de facteurs politiques – les relations entre l’Arabie saoudite et le reste de la planète connaissent, régulièrement, des accidents de parcours – et culturels.
L’image du royaume, notamment en Europe, n’est pas très bonne, et si le pays, conscient que la rente pétrolière n’est pas éternelle, veut vraiment attirer les touristes avec son plan « Vision 2030 », visant à le transformer en centre d’affaires, de sport et de voyage (Le Figaro, 19 avril 2024), il faudra donner davantage de signes d’ouverture. Un exemple : la piscine extérieure de l’hôtel où j’ai séjourné, dans le centre de Riyad, est interdite aux femmes…
Pour ce qui est de l’opéra, la priorité, pour cette capitale de près de sept millions d’habitants, est de se doter d’un théâtre dédié – il devrait voir le jour dans les années qui viennent. En attendant, Djeddah, deuxième ville du royaume, réputée plus « libérale » que Riyad, vient de dévoiler les plans de son futur Opéra, sur les bords de la mer Rouge.
RICHARD MARTET