Les adaptations communément recensées des romans de Dostoïevski, à l’opéra, se sont longtemps limitées à deux titres : Le Joueur de Prokofiev et De la maison des morts de Janacek. Et même en cherchant à en retrouver davantage, la moisson reste maigre : Raskolnikoff d’Heinrich Sutermeister (1948), Les Frères Karamazov d’Alexander Smelkov (2008)… Apparemment des fonds de tiroir, et dont la rareté reflète bien les réelles difficultés éprouvées par tout librettiste potentiel, devant le style proliférant de l’écrivain russe – écueils que même Prokofiev n’a pas, vraiment, réussi à contourner.
Mais il y a aussi L’Idiot, le dernier opéra composé, entre 1985 et 1989, par Mieczyslaw Weinberg (1919-1996), qui pourrait bien ne pas être qu’une rareté secondaire. C’est, en tout cas, ce que laissait entrevoir, après une première exécution, allégée et raccourcie, à Moscou, en 1991, la création intégrale de l’ouvrage, au Nationaltheater de Mannheim, en 2013 – un conséquent spectacle de plus de trois heures et demie de musique, dont il reste une trace discographique, éditée par Pan Classics (voir O. M. n° 164 p. 82 de septembre 2020).
En dépit de l’absence de tout support visuel, ce document stimule, au moins, la curiosité : douze solistes, dont un lumineux rôle de ténor pour le pur et naïf Prince Mychkine, épileptique comme Dostoïevski l’était, lui-même, un chœur d’hommes, un grand orchestre avec piano, percussions multiples et célesta – l’ouvrage est dédié à Dimitri Chostakovitch…
Un opéra que Markus Hinterhäuser, directeur artistique du Festival de Salzbourg, qui s’attache à présenter, chaque été, au moins une œuvre lyrique rare, en version scénique, a jugé suffisamment attractif pour l’inclure, à la suite du Theater an der Wien, qui en a assuré la création autrichienne, en avril 2023 (voir O. M. n° 193 p. 75 de juin), dans la programmation de l’édition 2024.
Cinq représentations, dans le cadre toujours fascinant du Manège des rochers (Felsenreitschule), et une affiche qui promet des performances exceptionnelles, à commencer par celle de Bogdan Volkov dans le rôle principal, mais aussi Ausrine Stundyte, Vladislav Sulimsky, ou encore Pavol Breslik… Luxe suprême, les Wiener Philharmoniker seront en fosse, sous la baguette de la cheffe lituanienne Mirga Grazinyte-Tyla.
Reste l’inconnue de la conception scénique de Krzysztof Warlikowski, pour l’instant peu disert sur son projet, mais que le lieu a toujours stimulé (The Bassarids, Elektra…). Une occasion inespérée, donc, de découvrir cet ouvrage de grand format dans des conditions optimales.
L’idée de placer Le Joueur de Prokofiev, œuvre plus courte et bouillonnante, mais non moins dostoïevskienne par ses aspects disloqués et autobiographiques, juste en face de L’Idiot de Weinberg, et a fortiori dans la même salle, est un coup de génie dont seul, aujourd’hui, le Salzbourg de Markus Hinterhäuser paraît capable.
Là encore, les moyens s’annoncent considérables : Asmik Grigorian, rien de moins, en Pauline, Violeta Urmana, dont on espère qu’elle réussira à dynamiter, comme il se doit, le rôle de la Grand-mère flambeuse, Sean Panikkar en Alexeï, solide pivot pour cette action tournant, entièrement, autour de la folie du jeu, et Peixin Chen, Général à fort potentiel comique.
En fosse, toujours les Wiener Philharmoniker, dirigés par un tout jeune trentenaire, et ex-enfant prodige, Timur Zangiev, recrue du Mariinsky de Saint-Pétersbourg – qui, pour la petite histoire, a remplacé Valery Gergiev, à la Scala de Milan, pour les représentations de La Dame de pique, en 2022, au lendemain de l’invasion de l’Ukraine.
Quant à la mise en scène, Peter Sellars nous la promet « vertigineuse, voire ouvertement folle, métaphore d’un tourbillon de ruine et d’extinction, en tout cas symbolique de notre monde aujourd’hui, où les fortunes peuvent se faire et se défaire en quelques jours ».
Un passionnant couplage Dostoïevski, et un diptyque littéraire russe, dont il faut saluer l’audace. Celle avec laquelle Salzbourg remplit le mieux, cette année, son rôle de festival de prestige.
LAURENT BARTHEL