Teatro alla Scala, 19 décembre
Lady Macbeth du district de Mzensk s’impose toujours comme l’un des titres les plus dérangeants du répertoire du XXe siècle : une œuvre dont l’énergie abrasive, la satire sociale, le grotesque et la dimension tragique s’entrecroisent dans une tension constante. Chostakovitch transforme le récit de Leskov en une plongée implacable dans les mécanismes de la violence – celle des structures patriarcales, de la morale provinciale et d’un système social où le désir féminin n’a droit qu’à la clandestinité ou à l’anéantissement. L’absence de sentimentalisme n’ouvre ni à l’idéalisation héroïque ni à une perspective rédemptrice, et confère à la partition une aura politique, interrogeant le rapport entre individu et système, désir et contrainte, rébellion et épuisement moral.
Musicalement, l’opéra frappe et déstabilise par son écriture orchestrale saturée et paroxystique, qui mêle sarcasme, lyrisme incandescent et éclats de brutalité. Cuivres percutants, bois acérés, rythmes martelés, textures polytonales : chaque geste musical réagit immédiatement aux sollicitations scéniques et accentue la claustrophobie qui étouffe Katerina Ismaïlova, femme enfermée dans un univers patriarcal sombre et oppressant, condamnée à la solitude et à l’ennui. Dans ce cadre, toute production actuelle doit relever un double défi : restituer la radicalité de l’écriture de Chostakovitch et assumer l’héritage historique d’un ouvrage longtemps marqué par la condamnation idéologique et la censure.
Vasily Barkhatov situe l’action dans un fastueux restaurant Art déco de l’ère stalinienne, propriété du vieux Boris. Sur le côté du plateau, un espace en duplex s’insère, selon les besoins, dans le salon principal dont il figure l’arrière-monde : cuisines, petit bureau, réduit sous l’escalier. Avant même de nous introduire dans ce décor, le metteur en scène nous place dans un poste de police : le premier monologue de Katerina devient la déposition qu’elle fait à un agent. L’intrigue entière se déroule dès lors sous la forme d’une enquête policière en flash-back, procédé que Barkhatov déploie tout au long du spectacle – y compris dans la scène de l’étreinte charnelle entre Katerina et Sergueï, que les deux protagonistes miment avec une certaine retenue, sous le regard amusé des policiers. Au quatrième acte, un camion militaire défonce une baie vitrée pour envahir le plateau : c’est ainsi que se trouve évoquée la Sibérie du finale. Ici, au lieu d’entraîner Sonietka avec elle dans le lac, Katerina, après s’être aspergée d’essence, s’immole par le feu avec sa rivale, produisant un effet spectaculaire. Barkhatov parvient, dans l’ensemble, à saisir la charge satirique autant que la blessure tragique du drame. Toutefois, certains angles se trouvent arrondis, au profit d’une lecture qui met en avant le statut de victime de Katerina et son drame intérieur, plus que la virulence de la critique sociale.
L’approche du metteur en scène trouve son écho dans la direction musicale de Riccardo Chailly, qui offre des sonorités moelleuses et finement travaillées. Mais il atténue également les épisodes les plus agressifs et adoucit l’ironie grinçante, optant pour une vision dominée par l’élan lyrique et la compassion envers Katerina plutôt que par la fureur expressionniste. Le résultat sonore séduit par son raffinement, tout en laissant planer un doute : correspond-il réellement à la nature originelle de l’œuvre, du moins dans la version primitive ici donnée ?

Sara Jakubiak ne dispose pas d’un charisme particulièrement pénétrant, mais, grâce à un jeu sûr et à une vocalité alternant accents véhéments et inflexions touchantes, elle compose une Katerina convaincante, à la fois sensuelle et sentimentale, passionnée et mélancolique. Avec une émission simplement correcte et un phrasé quelque peu monocorde, Alexander Roslavets propose un Boris brutal et autoritaire, dépourvu de la charge lubrique que le rôle peut comporter. Le Sergueï de Najmiddin Mavlyanov tente de compenser – avec un succès limité – par sa prestance physique une ligne vocale avare de nuances et une incarnation scénique un peu timide. Yevgeny Akimov campe un Zinoviy solide, les seconds rôles forment un ensemble homogène, et le chœur, irréprochable, se distingue tout autant sur le plan scénique que vocal.
PAOLO DI FELICE
Alexander Roslavets (Boris Ismaïlov)
Yevgeny Akimov (Zinoviy Ismaïlov)
Sara Jakubiak (Katerina Ismaïlova)
Najmiddin Mavlyanov (Sergueï)
Ekaterina Sannikova (Aksinia)
Alexander Kravets (Le Balourd miteux)
Valery Gilmanov (Le Pope)
Oleg Budaratskiy (Le Chef de la police)
Elena Maximova (Sonietka)
Riccardo Chailly (dm)
Vasily Barkhatov (ms)
Zinovy Margolin (d)
Olga Shaishmelashvili (c)
Alexander Sivaev (l)