Théâtre des Champs-Élysées, 3 décembre
Dans la vague de redécouverte des œuvres d’Offenbach ne relevant pas de l’« opéra bouffe », Robinson Crusoé était jusqu’ici l’un des plus laissés à l’écart. Le compositeur visait un retour réussi à la Salle Favart avec un ouvrage majoritairement « sérieux ». Projet ambitieux que manifeste d’emblée la brillante Ouverture, puis une suite d’airs souvent très longs ainsi qu’une orchestration très élaborée. On peut ainsi considérer, au I, l’ouvrage comme une sorte de comédie bourgeoise, avec de superbes ensembles, conduisant progressivement au drame larmoyant et même, au II, à la tragédie, quand les deux amants héros du drame, Robinson et Edwige, sont menacés dans leur vie même, avant le lieto fine du III.
Contrairement à Robert Dhéry, qui, en 1986 à l’Opéra-Comique, avait tout basculé dans un bouffe bas de gamme (vidéo très médiocre disponible), Laurent Pelly et Agathe Mélinand ont pris le parti opposé, transposant la problématique dans celle des exclus de la société d’aujourd’hui, fuyant la civilisation qui les rejette au profit d’un retour supposé à la nature. Avec le risque inverse d’une modernisation un peu trop « woke », qui menace en effet sérieusement le début du II, quand, après une « Symphonie de la mer » donnée devant le rideau baissé, Robinson occupe une des tentes de migrants plantées au pied de trois gratte-ciel – cadre ingrat coupant court au lyrisme intense qui se déploie alors magnifiquement dans le chant émouvant du héros.
Au I, Laurent Pelly a posé sur un petit plateau tournant un décor très sage, devant des éclairages de fond uniformes et quelque peu répétitifs, pour essayer d’animer les débats qui agitent à Bristol la famille Crusoé. Mais la suite du II le voit à son meilleur dans les parties franchement comiques auxquelles la verve naturelle du compositeur n’a pas résisté : placée dans une flamboyante usine à viande, la brillante scène du pot-au-feu dont le cuisinier Jim Cocks menace les deux amants, et surtout l’irrésistible tableau final du II, climax de l’œuvre, quand un bataillon de Donald Trump de tous âges est chargé d’incarner les « sauvages » menaçants, dans leurs ballets endiablés autour des héros (« Allons, guerriers des plages désertes »), jusqu’à l’enthousiasmante valse finale d’Edwige (« Conduisez-moi vers celui que j’adore »).
L’excellent plateau est dominé par le Robinson vif-argent de Sahy Ratia, délié, clair et lyrique, lumineux, et d’une constante et belle ardeur en scène. Marc Mauillon et Rodolphe Briand donnent tout leur relief aux figures secondaires de Toby et Jim Cocks, tandis que Laurent Naouri, très bien épaulé par Julie Pasturaud pour son épouse Deborah, campe un père Crusoé aussi savoureux que crédible, sans forcer la caricature. Adèle Charvet demande une annonce pour son Vendredi, mais si elle accuse de fait une petite fatigue au III pour sa berceuse, la beauté du timbre et la très belle présence en scène de l’actrice font leur plein effet. Comme la très piquante soubrette, parfois un peu pointue mais brillantissime dans la virtuosité d’Emma Fekete. Julie Fuchs paraît d’abord un peu hésitante sur son personnage, mais c’est pour déployer toutes ses forces dans le superlatif finale du II et la valse d’Edwige, où ses suraigus vertigineux et un engagement débridé forcent l’admiration.
Marc Minkowski nous emporte avec une fougue inépuisable, presque excessive parfois dans le déchaînement des forces de ses excellents Musiciens du Louvre et du chœur Accentus, surpassant sans peine le très pâle Alun Francis du seul enregistrement jusqu’ici disponible (Opera Rara, en anglais, 1980). Trop composite, déséquilibrée dans son livret, l’œuvre, brillante pour telle ou telle page, mais aussi non sans longueurs, peine un peu à convaincre totalement. La production nouvelle, à laquelle la salle de la première fait un accueil chaleureux, lui donne ses meilleures chances : on jugera de nouveau sur l’enregistrement effectué sous les auspices du Palazzetto Bru Zane.
FRANÇOIS LEHEL
Sahy Ratia (Robinson)
Julie Fuchs (Edwige)
Adèle Charvet (Vendredi)
Laurent Naouri (Sir William Crusoé)
Marc Mauillon (Toby)
Rodolphe Briand (Jim Cocks)
Emma Fekete (Suzanne)
Julie Pasturaud (Deborah)
Matthieu Toulouse (Atkins)
Marc Minkowski (dm)
Laurent Pelly (ms/c)
Chantal Thomas (d)
Michel Le Borgne (l)
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