Athénée Théâtre Louis-Jouvet, 19 novembre
Ce n’est pas le premier Winterreise scénique pour Ian Bostridge, qui a déjà pris part à un téléfilm de David Alden (1997), à un spectacle de Roberto Andò à Florence (2009), mais aussi, en version orchestrée par Hans Zender, à la vision de Netia Jones (The Dark Mirror, 2016). Dans cette production créée à Bath en 2024, donnée six jours de suite à l’Athénée, le public le trouve déjà assis, au fond d’un décor fermé noir-gris-blanc. Un autre homme se tient à l’avant-scène, qui ira s’asseoir au premier rang au début de la musique : nul besoin d’être devin pour voir en lui, même sans instrument, le vielleux (Leiermann) du dernier Lied, où de fait il réapparaît ! Ce côté sans surprise est l’un des aspects déroutants du travail de Deborah Warner, très illustratif et littéral, quasi puéril même dans l’usage de certains accessoires (l’oiseau sur son étagère, la couronne mortuaire, le pédiluve à neige…). En dépit du souhait formulé dans sa note d’intention, elle ne nous dévoile pas de « facettes encore inexplorées » du cycle schubertien, même si elle souligne beaucoup le côté délire vers la fin. Elle n’évite pas en outre, à l’occasion, le contresens du premier degré, à l’instar de ce baiser envoyé, à la fin du Lied initial, d’un geste terriblement sentimental en contradiction avec l’ironie amère de ce passage. La metteuse en scène britannique n’est parvenue ni à transcender la maladresse corporelle bien connue du chanteur, ni à en faire un atout théâtral assumé. Le ténor marche un peu, se couche et se relève, enlève et remet son manteau ou ses chaussures… gestes qui pourraient bouleverser dans leur simplicité mais ne le font pas. On attendait vraiment mieux de ce grand nom des scènes lyriques et théâtrales.
Sur le plan musical, le spectacle souffre de nombreuses imperfections, à commencer par une sonorité ingrate du piano, rencogné sans couvercle en fond de plateau. Maints décalages se font entendre au gré des déplacements, d’autant que le chanteur introduit beaucoup d’inégalités rythmiques, s’attarde sur certaines notes, Julius Drake suivant au mieux. Mais le plus gênant est qu’à ce stade de sa carrière, le ténor n’est plus en mesure d’assurer dignement ce cycle sur le plan vocal. On ne compte pas, ce soir, les notes hors d’atteinte dans l’aigu (mais la faiblesse du grave exclut les transpositions), écourtées, déchirées, criées, évitées par divers expédients, Sprechgesang ou carrément parlando. Même l’allemand est sensiblement moins bon que naguère. À un tel niveau de difficultés non surmontées, où est le respect de l’œuvre, du public, voire de soi-même ? Toute la salle n’applaudit d’ailleurs pas à la fin. Comme la communication du projet le rappelle à l’envi, Ian Bostridge a chanté ce cycle bien plus de cent fois depuis ses 20 ans ; il lui a même consacré un livre, fort intéressant. Au souvenir d’un Georges Thill renonçant à un rôle pour une seule note insatisfaisante, on se dit que pour Bostridge, 61 ans à Noël, le moment est largement venu de cesser de se produire en public dans Winterreise… ou dans des versions alternatives de type cabaret.
THIERRY GUYENNE
Ian Bostridge (ténor)
Julius Drake (piano)
Deborah Warner (ms)
Justin Nardella (dc)
Jean Kalman (l)