Opéra-Comique, 12 novembre
Tragédie grecque et pédagogie. Dans sa note d’intention, Wajdi Mouawad évoque les Atrides, autrefois ferment « de récits populaires », aujourd’hui méconnus, à l’exception « d’une élite d’intellectuels et d’artistes ». Cette méconnaissance entraîne le désintérêt du public, surtout préoccupé de rallumer son smartphone à l’issue de la représentation. De cette triste mise en garde découle le choix de narrer les épisodes précédents durant l’Ouverture. Puis, rappelant que la Tauride est l’actuelle Crimée, de nous montrer des chars russes avant qu’un bref intermède n’évoque le vol de deux statuettes que l’autorité occupante, un directeur de musée russe, brutal et arrogant au possible, refuse de restituer aux Grecs.
La tragédie peut alors commencer. L’acte I s’ouvre de manière saisissante. Iphigénie et ses prêtresses procèdent à une succession de sacrifices. Un homme est amené et brutalement plaqué sur un panneau sombre. Iphigénie lui tranche la gorge, puis toutes le barbouillent de sang. La prêtresse se lave les mains tandis qu’un autre homme est amené pour un nouvel égorgement. Ce panneau sombre couvert de sang devient le décor central du spectacle (devant lequel, à plusieurs reprises, on observera des postures christiques). Le noir et le rouge, qui selon la lumière vire à l’orangé et n’est alors pas loin d’évoquer les couleurs des céramiques antiques à figures noires, nous renvoie irrésistiblement à la tragédie grecque dans ce qu’elle a de plus rude. La dramaturgie a souvent des manières de rituel ; les mouvements opérés par les choristes, de la frénésie sanglante à l’humilité épuisée par un destin contraire, en passant par des flagellations, dit tout de cette folle course à la mort qui prévaut en Tauride. Le subtil jeu des lumières, qui nimbe le plateau d’un gris bleuté, couronne cette mise en scène spectaculaire mais sans outrance.
Les chanteurs servent parfaitement cette Iphigénie, faisant tous preuve d’un grand sens théâtral et, ne boudons pas notre plaisir, d’une diction impeccable. Jean-Fernand Setti est un Thoas solide, rugueux à souhait, capable aussi d’émouvoir avec de plus tendres accents. On saluera aussi la prestation de Philippe Talbot, Pylade d’une ineffable douceur, émouvant compagnon d’un Oreste désespéré, comme égaré lui-même. Theo Hoffman livre une prestation de première force, se mettant d’ailleurs à nu dans une scène bouleversante, où il s’expose comme rarement. Tamara Bounazou est une Iphigénie saisissante de justesse, aigus délicats et âpres raucités campant un personnage traversé de désirs contraires.
Dans la fosse, sous la direction attentive de Théotime Langlois de Swarte, l’orchestre Le Consort fait entendre toute la subtilité de la musique de Gluck, entre marches martiales, brusques orages et moments d’infinie tendresse. Superbe !
JEAN-MARC PROUST
Tamara Bounazou (Iphigénie)
Theo Hoffman (Oreste)
Philippe Talbot (Pylade)
Jean-Fernand Setti (Thoas)
Léontine Maridat-Zimmerlin (Diane)
Théotime Langlois de Swarte (dm)
Wajdi Mouawad (ms)
Emmanuel Clolus (d)
Emmanuelle Thomas (c)
Éric Champoux (l)
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