Opéras Boris Godounov à Francfort
Opéras

Boris Godounov à Francfort

16/11/2025
Alexander Tsymbalyuk et AJ Glueckert. © Barbara Aumüller

Opernhaus, 8 novembre

L’« instrumentation » du Boris Godounov de Moussorgski effectuée par Chostakovitch entre 1939 et 1940, en réalité un travail d’orchestration et de retouches beaucoup plus approfondi, est plus ou moins tombée dans les oubliettes. Aucun enregistrement complet couramment accessible, et des reprises modernes extrêmement rares. On se souvient, en 1980, d’une passionnante exécution à Bâle sous la direction d’Armin Jordan, mais depuis… À Salzbourg, Markus Hinterhäuser avait prévu, pour l’été 2020, une production confiée sur le tard à Mariss Jansons, malheureusement décédé peu après l’officialisation du projet, remplacé par Tugan Sokhiev… Et puis finalement, la pandémie a tout renvoyé, là encore, aux oubliettes.

Aujourd’hui, où la version originale de Boris Godounov est redevenue couramment accessible, on peut toujours discuter de la pertinence de continuer à s’intéresser à ce genre de travail d’« amélioration » d’une partition de Moussorgski censée contenir de multiples maladresses, même encore du point de vue de Chostakovitch, alors qu’elle se défend très bien toute seule. En réalité, si le chef Thomas Guggeis a tenu à exécuter cette version particulière à Francfort, c’est bien davantage pour tout ce qu’elle nous apprend sur un certain état d’esprit d’époque, et aussi sur le véritable savoir-faire de Chostakovitch. Ce qu’on entend ce soir, sous une baguette certes un peu schématique, frappe surtout par un certain lissage, au profit d’un impact sonore cependant remarquable, pimenté de nombreux effets originaux aux percussions, dont certains incongrus mais toujours bien exploités dramatiquement. Donc, pourquoi pas, même s’il s’agit, incontestablement, d’une falsification.

L’autre avantage, à une période moderne où le dépouillement de la version originale de 1869 s’impose presque partout, est de retrouver ici l’intégralité de la musique composée par Moussorgski pour Boris Godounov, toutes versions confondues. On y entend donc et le tableau de Saint-Basile (version 1869), et l’acte « polonais » et le tableau de la forêt de Kromy (version 1872). Plus du tout un ouvrage concentré en deux heures, mais une copieuse soirée de grand opéra de pas loin de cinq heures, avec deux entractes, dans laquelle on s’installe confortablement, avec le plaisir évident de retrouver des dizaines de pages de musique que l’on avait presque commencé à oublier.

Plaisir d’autant plus intense que le plateau réuni par l’Oper Frankfurt est d’une extraordinaire homogénéité. Beaucoup de chanteurs de la troupe, dont on se gardera de juger la prononciation russe, mais tous très impliqués : l’intense Pimène d’Andreas Bauer Kanabas, d’un creux vocal qui n’a d’égal que son impérieuse présence physique ; Claudia Mahnke, véritable luxe dans la brève apparition de l’Aubergiste ; Peter Marsh et Inho Jeong, un peu exotiques en Missaïl et Varlaam, mais truculents ; Thomas Faulkner, idéal en Rangoni pervers et cauteleux ; AJ Glueckert, Chouïski d’une traîtrise subtilement dosée ; ou encore l’Innocent lancinant de Michael McCown. Et puis aussi la qualité exceptionnelle d’un chœur en grand effectif dont on peut simplement déplorer que Thomas Guggeis ne tente pas davantage de limiter les fréquents décalages.

Et bien sûr, quelques invités de marque : le Boris d’Alexander Tsymbalyuk, toujours aussi convaincant, au timbre sain, jamais décati, à la ligne enveloppante, dont l’effondrement psychologique final n’en devient que plus bouleversant ; le magnifique imposteur de Dmitry Golovnin, qui allie un parfait chant russe à une véritable italianité de ligne dans l’acte « polonais » ; et puis la révélation de la soirée, la Marina de Sofija Petrović, physique intrigant de femme fatale, beau timbre de métal poli et projection autoritaire.

Quant à Keith Warner, metteur en scène plus qu’expérimenté, on peut compter sur lui et sur son remarquable décorateur et costumier Kaspar Glarner pour concocter un spectacle d’un professionnalisme irréprochable : grands décors mobiles, projections vidéo bien ciblées, costumes luxueux mêlant habilement diverses époques, y compris la nôtre, gestion impeccable des mouvements… Rien à redire, si ce n’est qu’il s’agit d’une lecture avant tout conventionnelle, encore que non dépourvue d’un certain kitsch décalé et de quelques arrière-plans psychologiques originaux, mais surtout dont l’efficacité, à plein régime, ne faiblit jamais.

LAURENT BARTHEL

Alexander Tsymbalyuk (Boris Godounov)
Karolina Makuła (Fiodor)
Anna Nekhames (Xénia)
AJ Glueckert (Chouïski)
Mikołaj Trąbka (Tchelkalov)
Andreas Bauer Kanabas (Pimène)
Dmitry Golovnin (Grigori/Le faux Dimitri)
Sofija Petrović (Marina)
Thomas Faulkner (Rangoni)
Inho Jeong (Varlaam)
Peter Marsh (Missaïl)
Michael McCown (L’Innocent)
Thomas Guggeis (dm)
Keith Warner (ms)
Kaspar Glarner (dc)
John Bishop (l)

.

Pour aller plus loin dans la lecture

Opéras Otello à Strasbourg

Otello à Strasbourg

Opéras Ein deutsches Requiem à Rouen

Ein deutsches Requiem à Rouen

Opéras Il trittico à Houston

Il trittico à Houston