Théâtre des Arts, 6 novembre
L’Opéra de Rouen affiche pour trois soirs le Deutsches Requiem de Brahms. Si de nos jours mettre en scène un oratorio est devenu une pratique sinon courante, du moins régulière – à commencer par les Passions de Bach, Le Messie de Haendel, ou récemment encore le Stabat Mater de Pergolèse –, cela doit bien être l’une des premières fois, voire la toute première, qu’on s’attaque à ce titre qui, par le choix même des textes effectué par le compositeur, n’appelle pas immédiatement une quelconque dramaturgie.
On peut évidemment considérer que l’habillage scénique de pareille œuvre, dont la puissance musicale se suffit à elle-même, est superflu ; mais force est de reconnaître que la proposition théâtrale de David Bobée est aussi habile que porteuse de sens et d’émotion. Le spectacle commence dans la pénombre, déchirée de quelques coups de projecteurs affolés accompagnant la bande-son d’un avion en déroute avant le crash, dont on nous épargne heureusement l’impact assourdissant. Le rideau se lève alors sur une carlingue sectionnée en deux, encore toute fumante du choc, dont émergent péniblement, un à un, les rescapés, pour certains blessés, autour desquels s’organisent les premiers soins : un début très réaliste qui semble ancrer la soirée dans l’événement-sensation.
Mais, aux antipodes des films catastrophe, où le danger met à jour des personnalités antagonistes et conflictuelles jusqu’à l’inévitable affrontement, le spectacle joue au contraire sur la solidarité et l’espoir que peut engendrer l’adversité extrême. Car pour le metteur en scène, cet avion écrasé est, selon ses propres mots, « la métaphore des dérives humaines et d’un monde lancé à toute vitesse vers sa chute » : de fait pourrait-il aussi bien s’agir des survivants d’une guerre, d’une catastrophe nucléaire ou écologique – les vidéos projetées en fond vont dans ce sens –, face à laquelle il faut s’organiser et se remettre à l’œuvre pour surmonter. Et quand s’élève le premier chœur, « Bienheureux les affligés, car ils seront consolés », la fonction compassionnelle de la musique joue à plein dans sa capacité de rassemblement, de partage, et même d’espoir.
Entre les différents mouvements de l’ouvrage se mêlent quelques chants de Bach, de Brahms lui-même (Berceuse, Marienlieder), voire des arrangements du premier par le second, ou encore par le compositeur Franck Krawczyk, qui tient aussi l’accordéon sur scène. Avec une grande fluidité, chants et intermèdes s’enchaînent, ponctués par les mouvements quasi chorégraphiques du chansigneur Jules Turlet, les pas glissés pleins d’une grâce féline de XiaoYi Liu ou les lentes acrobaties suspendues de Salvatore Cappello. Dans ce contexte, la direction objective, dénuée de tout pathos – d’aucuns diraient froide – de Laurence Equilbey est un atout, à la tête d’un Orchestre de l’Opéra Normandie Rouen chatoyant, et d’un chœur Accentus d’une grande splendeur sonore. L’excellence des solistes – un Samuel Hasselhorn au baryton moelleux et mordant, souverain de technique en meneur de groupe, forcément ici plus prédicateur de fortune que prophète visionnaire, et une Elsa Benoit qui, de son soprano lumineux, vient verser la rosée consolatrice du « Ihr habt nun Traurigkeit » comme un ange extérieur – n’est pas pour peu dans l’émotion ressentie par un public manifestement impressionné. Brahms disait son Requiem plus « humain » qu’« allemand ». Au sortir de ce spectacle étonnant, nous serions même tentés de le qualifier d’« humaniste ».
Notons que les Franciliens pourront le découvrir pour trois dates à la Seine Musicale en janvier (avec d’autres solistes et l’Insula Orchestra).
THIERRY GUYENNE
Elsa Benoit (soprano)
Samuel Hasselhorn (baryton)
Laurence Equilbey (dm)
David Bobée (ms/d)
Léa Jézéquel (d)
Mayuko Tsukiji, Samuel Bobée (c)
Wojtek Doroszuk (v)