Opéra, 13 octobre
La dernière décennie a vu s’imposer à la scène la mouture originelle de Boris Godounov, plus ramassée, sans l’acte polonais ni la grande scène finale de la forêt de Kromy. Un choix de nature avant tout financière dans une époque visant à l’économie. C’est donc sous ses oripeaux primitifs que l’ouvrage fait son retour en ouverture de saison de l’Opéra de Lyon, où il n’avait plus été donné depuis vingt-trois ans. En tout point, la version 1869 s’avère un excellent choix face aux options dramaturgiques de Vasily Barkhatov, avant tout préoccupé par le sort du tsar et l’intimité de sa vie familiale, d’où l’invention de ce tsarévitch autiste qui monopolise l’attention de son père au détriment de Xénia, qui choisira la corde pour mettre fin à ses jours au tomber de rideau final. La faille du rejeton fragile sera en outre exploitée par Chouïski finissant par persuader Boris de sa culpabilité dans l’assassinat du tsarévitch Dimitri.
Le peuple est dépeint dans toute son indolence face aux soubresauts politiques, obnubilé avant tout par le contenu de son smartphone. L’imposant décor de plateformes inspirées du Dogville de Lars von Trier tourne vite court, laissant le chœur en carafe tandis que la deuxième partie voit s’y ajouter à l’avant-scène la salle de jeux de l’établissement psychiatrique où est interné Fiodor, invisibilisant la foule de la scène de Saint-Basile. Le metteur en scène se perd en outre dans une accumulation de détails – Pimène à qui l’on refuse la balle de revolver qui lui permettrait de se suicider à l’issue de sa scène initiale, avant de la lui donner une fois sa mission (terrasser le tsar) accomplie – qui ne suffisent pas à faire en soi un spectacle marquant.
Plutôt qu’une ampleur dont l’Orchestre de l’Opéra de Lyon n’a pas les moyens, Vitali Aleksenook expose en plein jour l’étrangeté et les ruptures de la version 1869, jouant la crudité et la corrosion des timbres – un hautbois, une clarinette très verts – tout en accentuant les virages anguleux du premier jet moussorgskien. Le jeune Biélorusse transforme presque la joie populaire du sacre en cérémonie funèbre, avec authentiques cloches orthodoxes et chœur donnant bien davantage le frisson dans les interventions liturgiques mezza voce de la scène de Pimène qu’en ouverture du couronnement, avec ses effectifs allégés, ses voix d’enfants délavées, quand les pupitres masculins – et notamment des ténors vaillants – donnent le change.
La distribution offre des bonheurs divers. Saluons l’Innocent immatériel de Filipp Varik, d’une douceur, d’une lumière de la voix mixte idéales dans un emploi de plus en plus surchanté, et l’épatant Fiodor du contre-ténor au physique adolescent Iurii Iushkevich, à la déclamation châtiée ; nettement moins la Xénia trémulante d’Eva Langeland Gjerde et le Tchelkalov fonctionnel, à court de matière, d’Alexander de Jong. Au premier rang des têtes d’affiche, le Boris de Dmitry Ulyanov, dans la lignée de son Khovanski de Genève la saison dernière (voir O. M. n° 212 p. 60 de mai 2025), explore la richesse psychologique du rôle-titre, d’un impact réel dans les imprécations et la folie, touchant par son humanité dans les passages en dialogue où l’intonation plafonne dès lors que la pleine voix n’est pas convoquée.
Maxim Kuzmin-Karavaev fait un Pimène sans les stigmates du grand âge, humaniste, un starets d’une ferveur de la phrase et d’une carté remarquables. Contraste parfait avec le Varlaam truculent, nasillard mais bien timbré – sinon toujours excellent rythmicien – de David Leigh. Les ténors, enfin, ne sont pas en reste, Mihails Čuļpajevs faisant briller son émission conquérante en Grigori, tandis que Sergey Polyakov, en manque de perfidie, campe un Chouïski dont le récit du meurtre du tsarévitch Dimitri aura rarement connu de telles pointes d’héroïsme.
YANNICK MILLON