1 CD & 1 DVD Sony Classical 19439781382

Enregistrés en studio, à Munich en avril 2020, au début du tout premier confinement, lors des mêmes séances que l’album Selige Stunde sorti dès l’automne suivant, ces Dichterliebe et Kerner-Lieder de Schumann n’étaient pas parus, dans l’attente d’un complément, finalement trouvé avec six Lieder d’un Dichterliebe donné en 1994 par Jonas Kaufmann et le pianiste Jan Philip Schulze, tous deux encore étudiants. Une confrontation passionnante, tant un abîme sépare ce jeune ténor doué de 24 ans, au timbre clair et léger mais à l’aigu fragile et à la musicalité en devenir, du grand artiste de 50 ans à la voix assombrie et aux options musicales si abouties ! En 2020 frappe d’abord l’entente quasi organique entre chanteur et pianiste, et l’évidence de tous leurs choix artistiques. Les vignettes de l’opus 48 s’enchaînent avec une fluidité remarquable qui n’exclut nullement une grande variété d’ambiances et d’affects, dans un tourbillon de tendresse et de nostalgie où l’inquiétude n’est jamais loin, et où l’ironie acerbe peut se muer en le plus noir des désespoirs.
Le ténor y déploie ses qualités bien connues, diction puissamment évocatrice – y compris dans le piano le plus ténu –, ample legato, longueur de souffle, et surtout riche palette de couleurs et énorme éventail dynamique, entre le murmure stupéfait de Ich hab’ im Traum geweinet et les sombres éclats de Ich grolle nicht , où l’on croirait entendre un Siegmund ! On pense d’ailleurs plus d’une fois à Jon Vickers, pour l’émission très couverte, les couleurs volontiers rocailleuses, le médium barytonnant et les aigus robustes, et aussi pour la dramatisation du discours, sauf que le ténor allemand reste dans une esthétique de Lied, sans parler de la rigueur musicale et de la prononciation.
L’opus 35, si exigeant par ses ruptures – typiquement cyclothymiques – de ton et ses tessitures contradictoires sur plus de deux octaves, convient peut-être mieux encore à Kaufmann, qui en exacerbe le romantisme dans sa composante tant héroïque qu’intimiste. Si certains aigus sont un peu à l’arraché, la proposition artistique est toujours captivante, l’engagement intense du chanteur étant porté par un Helmut Deutsch devenu, ces dernières années, plus impliqué et expressif que jamais.
C’est encore l’inébranlable confiance de ce tandem qui a rendu possible la publication DVD du spectacle Doppelgänger – dont Opéra Magazine n’avait pas rendu compte –, créé et capté en septembre 2023 à la Park Avenue Armory, ancien bâtiment militaire de New York devenu lieu culturel. Le recueil Schwanengesang de Schubert (sans Die Taubenpost, sur un poème de Seidl, remplacé par le Herbst de Rellstab écarté à l’époque par le frère du compositeur et l’éditeur Haslinger qui ont compilé cet ultime cycle) y est scénarisé et mis en scène par Claus Guth, qui change l’ordre habituel, mais garde les groupes de poèmes de Rellstab et Heine, séparés par l’Andante sostenuto de la Sonate D 960 – Helmut Deutsch a, pour la première fois de sa carrière, accepté de jouer en solo ! Entre les pièces, se mêlant parfois à son piano, la musique électronique de Mathis Nitschke assure une sorte de continuum oppressant, souvent proche du bruitage, selon un procédé cher au metteur en scène.
Piano au centre, rangées de lits : on est dans un hôpital pour traumatisés de guerre avec, autour de Jonas Kaufmann, un groupe de danseurs et danseuses (soldats, infirmières, mais aussi figure démultipliée de la bien-aimée). Introduit par Kriegers Ahnung, le spectacle va alterner, de façon un peu répétitive, moments de choc et visions nostalgiques ou bonheur rêvé. Le ténor, qui chante d’ailleurs assez peu Schubert – Deutsch le déplore – n’avait pas encore abordé Schwanengesang.
Sa voix actuelle, avec ses rugosités et ses couleurs surprenantes, convient particulièrement bien à un projet où l’hédonisme vocal a peu de place, particulièrement convaincante dans le côté épique (Der Atlas) ou la dimension visionnaire, hallucinée (Ihr Bild, Die Stadt) des Heine. À l’inverse, les pièces les plus aimables (Ständchen, Liebesbotschaft) sont dégraissées de tout sentimentalisme. À la fin, une porte s’ouvre, et, en un moment vraiment saisissant, le soldat voit entrer son propre double : le Doppelgänger. Lequel est mort ? Un traitement contestable sans doute, mais une expérience d’une force indéniable, surtout en un temps où la guerre s’est réimposée au cœur de nos imaginaires d’Européens.
THIERRY GUYENNE
Schumann, Schubert.
Helmut Deutsch, Jan Philip Schulze (piano)
1 CD & 1 DVD Sony Classical 19439781382