Palazzo Ducale, 26 juillet
Chaque production de Tancredi se heurte au dilemme des deux finales : celui de la création vénitienne (6 février 1813), avec l’union heureuse de Tancredi et d’Amenaide, et celui de Ferrare (21 mars 1813), où le héros meurt sur un ultime récitatif bouleversant, accompagné par les seules cordes – une page on ne peut plus dépouillée, d’une incroyable modernité. Mais pourquoi choisir, lorsqu’on chérit les deux ? C’est le pari du Festival della Valle d’Itria : les donner successivement, offrant au public un bon quart d’heure supplémentaire de musique, pour une exécution ultra-intégrale de l’édition critique – y compris les petits airs, souvent coupés, d’Isaura et de Roggiero.
Mais si l’exhaustivité réjouit le mélomane, elle pose un défi impossible au metteur en scène. Comment concilier deux issues que tout oppose dramaturgiquement ? Andrea Bernard tente de contourner l’obstacle par une mise à distance de l’intrigue, filtrée par le regard d’un enfant, tout en recentrant le drame sur la guerre, toile de fond dans le livret de Rossi, ici propulsée au premier plan. Sur une aire de jeux en ruine, au milieu des balançoires et toboggans détruits, une soldatesque brutale se livre à toute forme de violence, métaphore d’une guerre civile opposant les clans d’Argirio et d’Orbazzano, mais aussi, plus largement, d’un monde corrompu par le mensonge et la jalousie, dont Amenaide est la victime exemplaire.
Jusque-là, rien de très neuf par rapport au théâtre de ruines qui hante les scènes depuis des décennies. À ceci près que le metteur en scène introduit un personnage muet omniprésent, mi-ange mi-garçon, qui s’emploie à réconcilier les ennemis et, après le finale tragique, parvient à ressusciter Tancredi – du moins dans une projection mentale où le rêve l’emporterait sur la réalité. Leur échange d’identité prépare alors l’improbable happy end.
Du réalisme cru au conte de fées – que préfigurent ce chevalier en tenue de croisé et cette dame en robe blanche traversant la scène alors que Tancredi évoque son amour perdu (« Ah! che scordar non so ») –, on glisse peu à peu vers un récit aussi flou dans la forme qu’édulcoré sur le fond. Dans son affreuse tenue de photo-reporter, le protagoniste se retrouve déchu, privé de tout élan chevaleresque : antihéros dépassé par les événements, hanté par le pacifisme candide de l’enfant.
Peu d’héroïsme également dans la prestation de Yulia Vakula, qui peine à insuffler au rôle-titre le charisme et la prestance qu’il réclame. Mais son jeu pauvre de relief est compensé par des qualités vocales de premier plan – timbre somptueusement moiré, émission souple et homogène, coloratures agiles – bien qu’une certaine sophistication nous laisse à court de frissons.
Le reste de la distribution, complétée par le valeureux Lucania & Apulia Chorus, est à la hauteur de l’enjeu : de l’Argirio convaincant, malgré un volume confidentiel, de Dave Monaco, à l’Orbazzano plein de panache d’Adolfo Corrado, jusqu’aux excellents comprimari. Mais c’est Francesca Pia Vitale qui fait sensation, Amenaide au timbre lumineux, à l’agilité impeccable, à la sensibilité à fleur de peau. Si son incarnation frôle parfois un pathos étranger au style requis, sa présence est magnétique.
Plus discutable, la direction de Sesto Quatrini, certes raffinée, soucieuse des nuances, mais trop lisse et mesurée. On aimerait davantage de mordant, des contrastes plus appuyés, des tempi plus vifs. Prudence calculée, sans doute, à la tête d’un Orchestra dell’Accademia Teatro alla Scala, dont la moyenne d’âge ne dépasse pas 24 ans. La jeune phalange répond néanmoins par une cohésion et un engagement exemplaires, formant le véritable pilier de cette soirée en clair-obscur.
PAOLO PIRO