Théâtre de l’Archevêché, 15 juillet
Oublions bergers, nymphes, satyres et autres figures mythologiques. L’approche de Jetske Mijnssen extirpe La Calisto (1651) de son écrin antique pour l’installer dans les alcôves feutrées d’une aristocratie du XVIIIe siècle, oisive et décadente. L’univers convoqué n’est plus celui d’Ovide et de ses Métamorphoses, dont le livret de Giovanni Faustini se fait l’écho, mais clairement celui des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Dès lors, Giove devient un Valmont enjôleur et manipulateur, Calisto évoque la candeur sacrifiée d’une Cécile de Volanges, tandis que Giunone emprunte à la Merteuil son feu contenu, sa douleur armée. Une transposition audacieuse, qui traque, sous le vernis des bonnes manières, les violences insidieuses du désir. Tout ici parle de contrôle, de domination, de plaisir exercé comme pouvoir. Le décor – boiseries blondes, éclairages aux chandelles, costumes aux teintes poudrées – dépeint un monde figé dans les codes et les convenances, où les pulsions se dissimulent sous la bienséance.
En s’éloignant de tout pittoresque antique, Mijnssen déplace inévitablement les enjeux : La Calisto devient le théâtre d’une lecture contemporaine, feutrée mais persistante, des rapports de pouvoir et de genre. Le viol divin y devient métaphore d’un système ; le consentement un flou inquiet ; la vengeance finale, une révolte douce, presque murmurée, d’une troublante actualité. La direction d’acteurs, d’une réelle précision, scrute désirs et tensions avec une constance exemplaire. Mais cette maîtrise bride globalement l’énergie baroque de l’œuvre : à force de retenue, le spectacle s’étiole, pris dans le ressac monotone de ses allées et venues. Or La Calisto, sommet du « dramma per musica » vénitien, respire par ses heurts, ses ruptures, ses glissements entre noble et trivial. L’humour, rare ici, n’affleure qu’à la marge, comme s’il fallait préserver à tout prix une ligne esthétique épurée. Le livret, pourtant, appelle davantage d’outrance, de vitalité.
Présentée au Théâtre de l’Archevêché – et non dans l’écrin plus intime du Jeu de Paume, qui avait accueilli Elena en 2013 (voir O. M. n° 87 p. 35 de septembre) et Erismena en 2017 (voir O. M. n° 131 p. 29 de septembre) –, la production trouve pourtant un bel épanouissement musical dans une acoustique connue pour sa perfidie. À la tête de l’ensemble Correspondances, Sébastien Daucé propose un instrumentarium généreux – certes bien éloigné de la version originelle, réduite à cinq instrumentistes – mais d’une parfaite cohérence. Le résultat séduit d’emblée par la profusion des timbres, la souplesse des contrastes, le relief du paysage harmonique. Plus qu’une restitution instruite, c’est une recréation inspirée, au raffinement assumé.
La distribution épouse de façon inégale les partis pris de la mise en scène. Alex Rosen impose un Giove omnipotent, à la fois agile et sonore, dont la souplesse vocale se double d’un sens du travestissement réjouissant : grimé en Diane, sa voix de tête, joliment assumée, exalte avec panache le versant burlesque du rôle. Anna Bonitatibus, en Giunone bafouée, esquive tout pathos démonstratif pour incarner une épouse blessée, droite dans sa douleur, portée par une ligne de chant dense, sombrement nuancée. Paul-Antoine Bénos-Djian confère à Endimione une grâce mélancolique, toute de souffle suspendu et de tendresse pudique – sommet d’éloquence intériorisée. Dans un tout autre registre, Théo Imart campe un Satirino d’une vivacité irrésistible, savamment dessiné, au verbe expressif et aux aigus affûtés.
À l’inverse, certaines incarnations peinent à convaincre. Giuseppina Bridelli, mezzo au timbre poli mais à la projection timorée, ne parvient pas à habiter une Diana dont la noblesse reste trop théorique. Zachary Wilder, habituellement irrésistible dans les emplois travestis, semble étonnamment atone en Linfea, privé de cette verve espiègle qui fait d’ordinaire sa marque. Quant à Dominic Sedgwick, Mercurio effacé, il reste à la lisière du drame, comme s’il n’avait pas encore trouvé sa place au sein de cette galerie de personnages.
Face à eux, Lauranne Oliva incarne une Calisto lumineuse, dont le timbre, tour à tour argenté, rond et charnel, épouse avec naturel les inflexions d’une héroïne complexe. À la fois alerte et nuancée, ses élans révèlent une musicienne de grand instinct, à la ductilité vocale peu commune et à la présence scénique d’une touchante sincérité. L’aisance stylistique est manifeste, la diction limpide ; et surtout, cette manière très personnelle de faire vibrer l’émotion sans jamais l’exhiber. Il ne lui manque peut-être qu’un très léger vertige, une faille secrète au creux du timbre, pour que cette nymphe trahie s’élève à jamais vers son destin figé parmi les astres.
CYRIL MAZIN