Opéras Louise à Aix-en-Provence
Opéras

Louise à Aix-en-Provence

18/07/2025
Sophie Koch et Elsa Dreisig. © Monika Rittershaus

Théâtre de l’Archevêché, 13 juillet

Longtemps reléguée au grenier du répertoire, Louise de Gustave Charpentier – achevée en 1893 mais créée seulement en 1900, après des années de méfiance devant son sujet audacieux – retrouve au Festival d’Aix-en-Provence la brûlure de sa jeunesse. Christof Loy, fidèle à son esthétique de l’essentiel, choisit une scénographie d’une rigueur chirurgicale : un décor unique (Étienne Pluss), semblable à une salle d’attente d’hôpital, impersonnelle et froide ; quelques éclairages subtilement blafards (Valerio Tiberi), du mobilier utilitaire comme surgi d’un cauchemar aseptisé. Cet espace fixe devient la matrice mouvante où se projettent souvenirs, hallucinations et désirs de la jeune héroïne ; il se mue tour à tour en vestibule, atelier de couture, salle de fête, puis balcon ouvert sur le zinc bleuté des toits de Paris. Les identités vacillent : Julien devient médecin, le père emprunte le pardessus du chiffonnier, la mère revêt le tailleur d’une cheffe d’atelier. Les costumes (Robby Duiveman), d’une poésie sobre, épousent cette confusion des apparences. Ainsi, le réalisme initial se dissout au profit d’un drame intérieur où l’allusion à l’inceste, jamais nommé, pèse de toute sa densité.

Premier opéra naturaliste du répertoire français, cette fresque ouvrière mêle la prose bruissante des rues à une orchestration chatoyante et éruptive où les leitmotive peignent le labeur, la fièvre et l’appel du large. Loy écarte tout pittoresque pour mieux sonder les replis du psychisme. Pourtant, la fresque sociale n’est jamais loin. Dans les respirations chorales, le Chœur et la Maîtrise de l’Opéra de Lyon brossent un Paris populaire, gouailleur et tendre, traversé de complaintes, de cris et de silences. Sur le plateau, les bancs se métamorphosent en promontoires, les blouses en uniformes ouvriers, rappelant le poids de la condition autant que l’aspiration à l’envol vers un avenir plus clément. L’interrogation demeure : que reste-t-il du rêve d’émancipation de la jeune couturière dans notre époque désenchantée, où les combats prennent d’autres visages ? Le metteur en scène inscrit ainsi l’intime dans le collectif, rappelant que le désir d’une seule résonne avec la clameur de mille.

Souveraine dans ce labyrinthe de lumières et d’ombres, Elsa Dreisig compose une Louise au timbre d’opale et au souffle ductile, capable de ciseler un murmure ou d’embraser l’air d’élans lumineux. Le célébrissime « Depuis le jour », au début de l’acte III, suspend le temps par sa grâce juvénile : pianissimi filés à la lisière de l’audible, médium velouté, aigus rayonnants sans dureté. La comédienne épouse chaque convulsion de la folie naissante, passant d’un rire d’enfant au spasme final avec une justesse poignante.

Face à cet orage intérieur, le Julien d’Adam Smith déçoit quelque peu. Projection inégale, timbre mat et frontal, légèrement cuivré, aigus virant parfois au cri ; sa gestuelle emportée appuie là où un frémissement suffirait. Contrastant avec cette incarnation monolithique, Sophie Koch livre une mère d’une vérité tranchante : mezzo serré, diction acide, rancune distillée jusqu’à l’étouffement. Nicolas Courjal campe un père massif, basse ample mais pénalisée par un vibrato marqué ; quelques accents révèlent pourtant une tendresse dévoyée qui glace davantage que la brutalité dominante de son jeu. Les nombreux seconds rôles n’appellent pour leur part que des louanges.

Dans la fosse, Giacomo Sagripanti galvanise l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, épaulé par celui des Jeunes de la Méditerranée pour les fanfares de scène. Sa battue ferme mais respirante sculpte une pâte sonore luxuriante : cordes frémissantes, vents soufflant des lueurs d’aube, percussions ciselant l’urgence dramatique. Les équilibres restent souples malgré l’acoustique toujours aussi sèche du Théâtre de l’Archevêché, et chaque solo – cor anglais endeuillé, clarinette caressante – porte la marque d’une écoute passionnée. Le chef italien parvient à extraire des transparences debussystes dans les interludes nocturnes et des éclairs véristes au paroxysme des confrontations, soulignant combien cette musique oscille entre poésie intimiste et élan populaire.

Ainsi revisitée, l’œuvre de Charpentier se révèle moins carte postale d’un Paris idyllique qu’un cauchemar clair-obscur, un rêve en ruines où la liberté s’achète au prix de la folie. Au tomber de rideau, le spectateur est traversé par cette question que le dernier accord laisse suspendue : peut-on jamais échapper à son destin ? C’est peut-être là, dans cette vibration finale, que gît l’étrange modernité de Louise : une parole de femme qui, cent vingt-cinq ans plus tard, frappe toujours à la porte de nos consciences avec la même ardeur.

CYRIL MAZIN

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