Théâtre des Arts, 14 juin
Après Tancredi l’an dernier (voir O. M. n° 202 p. 61 de mai 2024), le Théâtre des Arts présente Semiramide, dernier « opera seria » italien du maître de Pesaro, rare encore au répertoire depuis sa résurrection par Joan Sutherland, tant il faut pour le monter une équipe d’absolu premier rang vocal. À Rouen, c’est un quasi-sans-faute sur ce plan, par la grâce d’une distribution de haut vol, dominée par la reine de Karine Deshayes.
Elle avait déjà brillamment abordé le rôle à Saint-Étienne en 2018 (voir O. M. n° 138 p. 50 d’avril) et le retrouve alors que sa carrière belcantiste a pris une intensité considérable. Certes, le médium reste assez pâle, mais le grave est coloré et sonore, et l’aigu, très aisé, resplendit. « Bel raggio lusinghier » en témoigne superbement, mais l’intensité et le rayonnement du chant, qui se fait dramatique par nature, la souplesse de la ligne et des ornements, somptueux, la netteté des aigus et leur chair s’imposent tout autant dans « Al mio pregar t’arrendi », et dans les différents duos avec Arsace et Assur. Si son Elisabetta, regina d’Inghilterra à Pesaro en 2021 (voir O. M. n° 176 p. 58 d’octobre) montrait quelques signes de fatigue au finale, ce n’est en rien le cas ici : la domination du rôle est impressionnante, la technique lui permettant de tenir fièrement les quelque trois heures et demie d’une version quasi intégrale.
Mais l’œuvre ne s’impose que si ses partenaires sont du même niveau. Ce n’est plus le cas pour l’Arsace de Franco Fagioli, naguère ébouriffant, et qui, à 44 ans, n’est plus que l’ombre de ce qu‘il proposait dans l’enregistrement DG d’« Eccomi alfine in Babilonia » voici dix ans. Voix comme fragmentée en trois instruments différents, timbre grisé, éclats prudents, le contre-ténor argentin sauve heureusement les meubles grâce à une intelligence du chant toujours supérieure et une technique raffinée qu’il utilise avec classe pour affronter ce qu’il ne peut plus imposer comme une évidence. Chapeau l’artiste !
L’Assur de Giorgi Manoshvili est lui au faîte d’une jeune carrière. Le Géorgien qui triomphait dès 2021 à Pesaro, domine son rôle d’un timbre noir et lumineux, riche et profond, d’un art des couleurs et des nuances parfaitement géré, et d’une présence imposant un méchant d’exception. Bref, un artiste qui ne demande qu’à exploser. Pour Oroe, la seconde basse de l’œuvre, moins lyrique, plus marmoréenne, Grigory Shkarupa est parfait dans la rigueur dirigiste du grand-prêtre comme pour faire tonner (avec l’aide de la sonorisation) la voix du spectre de Nino. Alasdair Kent est un Idreno au timbre sans grand charme mais à la technique d’excellence, osant darder de superbes fusées, tandis que Natalie Pérez offre une Azema délicate et brillante, et Jérémy Florent un Mitrane stylé. La direction de Valentina Peleggi s’avère efficace, allante, adéquate pour la précision des ensembles, mais n’inspire pas de supplément d’âme à un orchestre où brillent surtout la petite harmonie et les cuivres, face à des cordes trop sèches.
Pierre-Emmanuel Rousseau informe dans le programme qu’il a placé sa production sous le souvenir de deux films marquants : Les Prédateurs de Tony Scott, où Catherine Deneuve s’impose en vampire moderne, et Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick. Société secrète dans des décors mobiles aussi noirs que ceux de Pizzi à Aix étaient immaculés en 1980, heureusement superbement éclairés, costumes noirs, sauf les lamés de la reine, sacrifices sanglants, coke à gogo, tout est purement décoratif, mais sans profondeur. Un vide théâtral que renforce une direction d’acteurs incapable de sortir les personnages d’une convention sans vérité dramatique. Ce soir, c’est bien le chant qui a fait vivre la scène.
PIERRE FLINOIS