Muziektheater, 10 juin
Après avoir mis en scène Der Freischütz à Amsterdam en 2022 (voir O. M. n° 184 p. 36 de juillet-août), Kirill Serebrennikov avait exprimé son rêve de monter Boris Godounov. Et fut réinvité derechef. Avec, sans surprise, le projet de porter un regard critique sur la réalité actuelle d’une Russie qu’il connaît désormais de l’intérieur comme de l’extérieur puisqu’il vit en exil depuis trois ans. Logiquement, le cinéaste et metteur en scène fait le choix de la version de 1872, qu’il juge plus centrée sur le destin du peuple russe et moins strictement focalisée sur le rôle-titre. Et conformément aux usages y réintègre le tableau devant la cathédrale Saint-Basile de la version de 1869.
Un décor monumental occupe l’immense scène du Muziektheater : la vue en coupe d’un immeuble à appartements soviétique, une vingtaine de cages à poules identiques par leur taille, leur forme et les images de propagande qu’y diffusent en boucle les télévisions officielles, seules visibles. Un damier vertical dont les carrés abritent les histoires silencieuses de citoyens ordinaires que l’on peut suivre en contrepoint du récit principal se transforment un temps en cellules de prison et sont à d’autres moments occultés par d’immenses reproductions de clichés de Dmitry Markov. Ami du metteur en scène, le célèbre photographe (1982-2024) disait lui aussi comme personne le destin des gens ordinaires.
Ce décor unique aurait pu suffire, mais Serebrennikov multiplie les approches, au risque de créer la confusion dans une trame qui, au contraire, requiert une lisibilité permettant de comprendre qui est qui. On est entre campagne électorale et bureaux de votes, Boris est en costume-cravate et les personnages fréquentent assidûment des plateaux de télévision en Green Key. Annoncé comme un thriller Netflix (« La conspiration »), l’acte polonais ressemble en fait plutôt à une comédie sans que l’on comprenne pourquoi. La direction d’acteurs est assez rudimentaire, avec même des moments où tout semble figé comme dans un oratorio. Pour ne rien arranger, entre les actes, le chanteur qui tient le rôle de l’Innocent (Odin Lund Biron) fait lecture d’adresses prononcées par des dissidents à la fin de leur procès, textes parlés assurément respectables et pertinents mais qui cassent chaque fois la progression dramatique.
Reste une belle réalisation musicale, avec une direction énergique mais toujours précise de Vasily Petrenko et, dans la fosse, un orchestre du Concertgebouw aux sonorités somptueuses, qui ne manque pas son rendez-vous annuel avec l’opéra en version scénique. La pâte est dense et colorée, mais s’écoule avec fluidité. Nonobstant quelques légers décalages, sans doute inhérents à un soir de première, les chœurs de l’Opéra National livrent une prestation remarquable d’engagement vocal et physique, conscients que ce peuple qu’ils incarnent est le personnage central de la soirée.
La (relative) mise sous le boisseau du rôle-titre par l’approche de Serebrennikov n’empêche pas Tomasz Konieczny de dominer le plateau : son Boris magistral, tour à tour séducteur et inquiétant, éblouit par sa clarté et son expressivité, la voix offrant à la fois la souplesse du baryton et les couleurs sombres de la basse. Remarquables également, le Chouïski de Ya-Chung Huang, le Tchelkalov de Jasurbek Khaydarov, le Pimène souverain de Vitalij Kowaljow et le Rangoni de Gevorg Hakobyan.
Raehann Bryce-Davis réussit, malgré l’approche pseudo-comique du metteur en scène qui a pour effet d’affaiblir le personnage, à camper une Marina scéniquement crédible et théâtralement puissante tant dans sa dimension séductrice que dans son appétit de pouvoir, avec sans doute un éclat limité dans le registre supérieur mais, en compensation, les couleurs sombres et le surcroît d’ambiguïté de son timbre de mezzo-soprano. Réduit à la portion congrue par l’œuvre, et ici par le choix – pas totalement convaincant – de confier à un contre-ténor (David van Laar) le rôle de Fiodor, le plateau féminin laisse néanmoins une impression durable grâce aussi à l’émouvante Xénia d’Inna Demenkova, l’impressionnante Aubergiste d’Eva Kroon et la solide Nourrice de Polly Leech.
NICOLAS BLANMONT