Entretien du mois Magdalena Kožená
Entretien du mois

Magdalena Kožená

27/05/2025
Ottavia dans L’incoronazione di Poppea, à Barcelone (2023). © David Ruano

Amoureuse de Mozart et de musique baroque, passionnée par la création et le répertoire de son pays natal, la mezzo-soprano tchèque poursuit ses incursions en terres sopranisantes et s’apprête à reprendre le rôle de Donna Elvira au festival d’Aix-en-Provence. La musique française continue par ailleurs de l’émerveiller, car elle vient d’enregistrer un disque où figure l’un de ses compositeurs favoris : Debussy. 

Vous êtes une grande mozartienne, que représente cette musique dans votre vie de chanteuse ?

Mozart est toujours une bonne façon de faire le point vocalement. C’est une musique si pure qu’il est impossible de tricher en cachant ses difficultés techniques derrière des procédés expressifs, et il faut faire très attention au vibrato et à la justesse. C’est un test difficile, mais nécessaire. Certaines voix wagnériennes ne peuvent plus chanter Mozart en fin de carrière, mais avec une voix comme la mienne, si un jour je n’y arrive plus, cela voudra dire que je ferais mieux de tout arrêter !

Après avoir beaucoup chanté Cherubino (Le nozze di Figaro), Dorabella (Così fan tutte), Sesto (La clemenza di Tito) ou encore Idamante (Idomeneo), vous avez fait vos débuts en Donna Elvira (Don Giovanni) en 2022. Était-ce un défi pour la mezzo-soprano que vous êtes ?

J’ai vraiment hésité pour ce rôle, parce que pour une mezzo, c’est toujours un challenge. Mais ces dernières années,ma voix s’est développée de façon étonnante : je pensais qu’avec les années je gagnerais en grave, mais c’est le contraire qui s’est passé, et j’ai commencé à me sentir beaucoup plus à l’aise dans l’aigu. C’est à ce moment-là que le rôle est devenu envisageable, et je l’ai tout de suite adoré !

Penelope dans Il ritorno di Ulisse in patria, à Paris (2017). © Vincent Pontet

Comment voyez-vous le personnage de Donna Elvira ?

Je crois que c’est le personnage féminin le plus intéressant de cet opéra. Donna Elvira est très sincère, elle a de réels sentiments pour Don Giovanni : à la fin du deuxième acte, elle l’aime encore tellement qu’au lieu de se venger elle voudrait qu’il soit sauvé. La dimension théâtrale du rôle vient aussi du fait que Donna Elvira fait partie intégrante du drame, contrairement à Donna Anna et à Zerlina, qui vivent chacune une histoire de leur côté.

Vous vous apprêtez à reprendre ce rôle à Aix-en-Provence, sous la direction de votre mari et partenaire musical de longue date, Simon Rattle, et auprès de Robert Icke, qui signe sa première mise en scène lyrique. Comment envisagez-vous cette production ?

Je suis très impatiente de chanter avec Robert Icke, car j’ai beaucoup entendu parler de lui : au Royaume-Uni, tous les comédiens l’adorent. C’est aussi un merveilleux musicien qui joue très bien du piano, ce qui est très appréciable, car certains metteurs en scène donnent l’impression que la musique est un potentiel obstacle à leur vision. Je l’ai rencontré brièvement alors qu’il parlait de la partition avec mon mari, et j’en ai profité pour lui demander comment il percevait le personnage de Donna Elvira. Très content de ma question, il m’a répondu que ce qui était intéressant, c’est qu’une comédienne ne lui aurait jamais posé cette question. Elle aurait fait l’inverse : elle serait venue le voir et lui aurait expliqué sa vision du personnage. Il est donc très heureux d’aborder Don Giovanni et de pouvoir véritablement proposer quelque chose. Tout ce que je sais à part cela, c’est qu’il y aura des illusionnistes et des cascadeurs sur scène, je trouve que cela part très bien !

La musique baroque occupe aussi une place importante dans votre carrière, qu’est-ce qui vous attire le plus dans ce répertoire ?

C’est aussi une musique à laquelle j’ai toujours besoin de revenir. Peut-être parce qu’au début de ma carrière, je n’ai fait que cela pendant plusieurs années : quand j’avais 16 ans, j’ai rencontré un luthiste et nous avons fondé un petit ensemble spécialisé dans la musique de la Renaissance tardive. Cela m’a permis de commencer à gagner ma vie avec des compositeurs comme Caccini, Monteverdi ou Dowland, et cette expérience m’a toujours accompagnée depuis. Je crois que ce qui me plaît autant, c’est la créativité et la liberté que permet cette musique : il est possible d’improviser et de proposer en concert tout autre chose que ce qui avait été décidé en répétition. Cela m’apporte toujours une bouffée d’air frais.

Malgré l’amour que vous portez à ce répertoire, vous avez décidé de ne pas vous y cantonner…

Quand j’étais enfant et que je faisais partie de la maîtrise de l’Opéra de Brno, je chantais principalement de la musique polyphonique de la Renaissance et de la musique contemporaine tchèque. J’aimais beaucoup cette alternance de répertoires et je crois que cela m’est resté. Cette expérience m’a aussi donné le goût de la musique contemporaine : déjà à l’époque, je trouvais incroyable qu’un compositeur écrive quelque chose pour nous et que nous fassions partie du processus de création. C’est tellement enthousiasmant d’échanger avec un compositeur et de faire retentir une pièce pour la première fois !

Mélisande à Londres avec Christian Gerhaher en Pelléas, sous la baguette de Simon Rattle. © Tristram Kenton

Vous avez notamment participé à la création de Macbeth Underworld de Pascal Dusapin à Bruxelles en 2019 et d’Innocence de Kaija Saariaho à Aix-en-Provence en 2021…

Deux expériences magnifiques ! J’ai aussi chanté Where are you?, une pièce qu’Ondřej Adámek a écrite pour moi et sur laquelle nous avons beaucoup travaillé ensemble, car ce qu’il demandait était complètement nouveau pour moi ; j’ai cru que je n’y arriverais jamais. Et puis, ce n’est pas une création, mais je reprendrai bientôt un cycle de Brett Dean pour guitare et voix, que j’arrange pour luth pour un récital au cours duquel je voulais absolument mêler musique baroque et musique contemporaine… comme au temps de la maîtrise !

Revenons justement au baroque pour parler du rôle-titre d’Alcina de Haendel, dans lequel vous avez fait vos débuts en 2023. Qu’est-ce que cette étape représentait pour vous ?

La même chose qu’Elvira : dix ans auparavant, je n’osais même pas rêver que j’en serais un jour capable ! C’était un véritable défi de m’emparer de ce grand rôle de soprano, mais c’était aussi très enthousiasmant et cela m’a permis de rechanter avec Marc Minkowski, un chef avec lequel j’ai beaucoup travaillé au début de ma carrière. C’était très émouvant de le retrouver avec Les Musiciens du Louvre, et le premier concert, à la Philharmonie de Paris, a été mémorable : ce jour-là, il y avait de très grosses manifestations et le taxi était bloqué. Je suis descendue pour continuer à pied, mais je n’arrivais pas à traverser la foule parisienne, j’ai cru que j’allais rater le concert ! J’ai finalement réussi à atteindre la ligne 5 du métro et je suis arrivée juste à temps. J’étais exténuée, mais c’était un beau concert, et nous avons fait un enregistrement live ce soir-là – c’est tellement rare aujourd’hui de pouvoir enregistrer un opéra que chaque fois qu’on y arrive, je vois cela comme un miracle.

Vous vous apprêtez à sortir un disque de mélodies de Debussy avec la pianiste Mitsuko Uchida, racontez-nous !

Cela faisait très longtemps que je voulais enregistrer un disque avec des mélodies de Debussy, car c’est un compositeur qui m’accompagne depuis toujours. Nous travaillons sur ce programme depuis quelques années et nous l’avons donné en récital à plusieurs reprises : il y a notamment les Chansons de Bilitis, les Ariettes oubliées, mais aussi les Cinq poèmes de Baudelaire, que j’adore. Ils sont peu chantés, car très difficiles aussi bien pour la chanteuse que pour le piano. La première mélodie, Le Balcon, est très étonnante : elle dure presque dix minutes et on entend très clairement l’influence de Wagner. C’est un disque qui me tient beaucoup à cœur !

Médée à Berlin (2023). © Ruth Walz

Vous avez découvert la musique française à travers la musique instrumentale, lorsque vous étudiiez le piano. Quel rapport entretenez-vous avec la mélodie et la langue françaises ?

Là où j’ai grandi, en Tchécoslovaquie, nous étions davantage tournés vers la musique germanique. Comme c’était un pays communiste, nous n’avions pars le choix dans l’apprentissage des langues : le russe était bien sûr obligatoire, l’allemand était autorisé car nous pouvions nous rendre en RDA ; en revanche, il n’était pas question d’étudier le français. Mais je suis tombée amoureuse de la musique de Debussy, et j’ai commencé à explorer toute seule ses mélodies, ainsi que celles de Ravel et de Fauré. Plus tard, lorsque j’ai commencé à travailler avec Marc Minkowski, j’ai appris le français, puis j’ai vécu en France et ai épousé un Français [le baryton Vincent Le Texier, NDLR]. Je n’ai plus beaucoup d’occasion de le parler, mais j’aime beaucoup cette langue. En revanche, je trouve qu’elle est très difficile à chanter.

Cela ne vous a pas empêchée de chanter dans Pelléas et Mélisande de Debussy à de très nombreuses reprises…

Je crois même que Mélisande est le rôle que j’ai le plus chanté dans ma vie ! J’ai encore deux autres productions qui m’attendent et j’en suis très heureuse. J’ai beaucoup travaillé avec la légendaire cheffe de chant Irène Aïtoff avant ma première Mélisande. Elle avait déjà près de 100 ans et jouait tout par cœur, elle pouvait chanter tous les rôles… C’était incroyable ! Ce qu’elle m’a appris m’accompagne aujourd’hui encore quand je chante Mélisande.

Comment abordez-vous ce rôle que vous connaissez si bien ? Vous êtes-vous créé votre propre image de Mélisande ?

Pour moi, c’est un personnage très flou, donc selon le chef d’orchestre et le metteur en scène, les Mélisande peuvent être très différentes les unes des autres – tantôt fragile, tantôt manipulatrice. Je suis toujours contente d’essayer de nouvelles façons de l’appréhender. En revanche, si un metteur en scène voulait que j’incarne une Mélisande complètement naïve, cela pourrait être difficile pour moi, car je suis convaincue qu’il y a autre chose en elle. Elle a clairement subi des traumatismes et n’est pas tout à fait consciente de ce qu’elle fait, ni des conséquences de ses actes. Ce qui est intéressant lorsqu’un grand metteur en scène arrive avec une idée à laquelle je n’avais pas pensé, c’est que cela me permet d’exprimer la musique différemment. Et c’est comme une drogue pour moi : à chaque fois que je termine une production, j’espère qu’il y en aura d’autres qui suivront. Cette vague d’harmonies incroyables, ces couleurs, ces émotions… C’est un chef-d’œuvre !

Carmen à Salzbourg (2012). © Forster

Prévoyez-vous de reprendre Carmen de Bizet, que vous avez enregistré avec l’Orchestre philharmonique de Berlin et Simon Rattle, puis donné à Salzbourg voilà plus de dix ans ?

Cela ne dépend pas tellement de moi… J’ai adoré cette expérience avec Carmen, un rôle que – comme toutes les mezzos – j’avais toujours voulu chanter. C’était toute une aventure, car lorsque j’ai rencontré la metteuse en scène Aletta Collins, elle m’a dit qu’elle aimerait que je joue des castagnettes et que je danse sur scène. Donc l’été qui a précédé, je suis allée en Espagne, à Jerez, où j’ai pris des cours avec un célèbre professeur de flamenco, Antonio El Pipa, qui m’a fait aussi beaucoup travailler ma posture. Ensuite, je me suis exercée aux castagnettes pendant un an, et je ne sais pas si le public m’a davantage applaudi pour mon chant ou pour mes castagnettes, mais en tout cas, le percussionniste de l’orchestre m’a dit qu’il aurait été incapable d’en faire autant. [Rires] J’ai ensuite repris le rôle à Salzbourg, mais tout le monde n’a pas aimé ma Carmen et j’ai eu quelques très mauvaises critiques. Avec un rôle aussi mythique, tout le monde a ses références, et sans doute que je m’en éloignais trop. Mais cela m’a un peu blessée quand certains ont dit que je n’étais pas assez sensuelle ou ce genre de choses. D’un autre côté, il y a eu aussi des personnes qui m’arrêtaient dans les rues de Vienne pour me remercier d’avoir osé proposer quelque chose de différent, et je ne regrette rien. Mais je dois dire que je n’ai pas eu d’autres propositions pour ce rôle depuis – si j’en avais, j’accepterais !

Si vous aimez la musique française, la musique tchèque occupe une place privilégiée dans votre cœur. C’est important pour vous de défendre ce répertoire, notamment les mélodies ?

Absolument, surtout que le tchèque n’est pas facile à apprendre : qui chanterait un récital de mélodies de Janáček, Martinů ou Dvořák si je ne le fais pas ? C’est comme une responsabilité pour moi, et j’adore cette musique, que parfois même les Tchèques connaissent mal. Par ailleurs, chanter dans sa langue maternelle est une sensation unique.

La Serveuse dans Innocence, à Aix-en-Provence (2021). © Jean-Louis Fernandez

Est-ce que la musique folklorique tchèque a bercé votre enfance ?

On en chantait beaucoup à la maison, en famille. Je me souviens qu’avec mes grands-parents et ma sœur, nous nous installions dans le salon le soir, et au lieu d’allumer la télévision, nous chantions ensemble, en improvisant une deuxième et une troisième voix. Ma mère aussi chantait souvent pour elle-même, cela faisait partie du quotidien. Je me sens très vieille en racontant cela, mais aujourd’hui encore, certains villages de Moravie perpétuent cette tradition, et chaque hameau a ses propres chants dont il est très fier.

Vous avez publié plusieurs disques avec la Philharmonie tchèque, notamment des œuvres très peu connues comme un cycle de Hans Krása (1899-1944) qui n’avait jamais été enregistré. Cela fait-il partie du rôle du disque selon vous ?

Oui, et tout particulièrement aujourd’hui où enregistrer est devenu très difficile. Je trouve important de prioriser les pièces méconnues, que le public n’aurait jamais découvertes autrement.

Comment voyez-vous l’avenir du disque ?

C’est difficile à dire, mais sans doute que l’âge d’or que j’ai connu au début de ma carrière ne reviendra pas. Aujourd’hui, l’objet revient un peu à la mode, mais je ne pense pas que cela durera. C’est dommage, car l’enregistrement est très différent du concert : il permet de véritablement essayer de présenter la version qu’on a en tête. Mais de nouveaux modèles émergent, beaucoup de musiciens s’auto-produisent, et la plupart des orchestres ont une plateforme sur laquelle ils postent des vidéos de leurs concerts.

Qu’est-ce que cela change pour vous que pratiquement tous les concerts soient enregistrés aujourd’hui ?

C’est important de ne pas trop y penser, sinon on n’a plus l’espace nécessaire pour prendre des risques, alors que c’est très important pour un artiste, notamment pour les jeunes chanteurs. C’est une énorme pression, et je trouve qu’en ce moment, les captations de concert sont un peu trop généralisées, même si c’est merveilleux pour le public d’avoir accès à toutes ces vidéos.

Quel rapport au trac avez-vous ?

Je voulais devenir pianiste à l’origine, mais comme je me suis blessée, j’ai étudié aussi le chant, et j’ai tout de suite eu beaucoup moins le trac – ce qui me fait dire que j’ai sans doute pris la bonne décision ! [Rires] Quand je chante, je ne me sens pas seule : le contact visuel avec le public me rassure. Malgré tout, j’ai des hauts et des bas. Après mon deuxième accouchement, j’ai eu du mal à retrouver mon soutien, donc j’étais plus stressée, puis c’est passé. Je crois qu’en tant que musicien, on a toujours un sentiment de responsabilité avant de monter sur scène, mais il est important que la musique prenne le dessus. Il faut donc accepter qu’on puisse faire des erreurs et cela a été très dur pour moi. J’ai été éduquée dans un système communiste très sévère : chaque fois qu’on se trompait, on nous disait qu’on ne serait jamais des artistes, donc la peur était toujours là – et d’une certaine façon, elle ne m’a jamais complètement quittée. Je dois régulièrement me redire que si je rate quelque chose, le monde ne va pas s’arrêter de tourner.

Est-ce plus difficile en récital ?

On est complètement nu en récital, et par certains aspects, on peut dire que c’est plus exigeant que l’opéra. J’aime beaucoup cet art, et trouve vraiment dommage qu’il soit de moins en moins présent dans la programmation des salles de concert. C’est un réel travail d’artiste, car il faut composer son programme, se confronter à la poésie, se plonger dans une langue, s’attarder sur chaque détail…

Vous faites d’ailleurs de plus en plus de récitals et de concerts…

Et je m’en réjouis ! Mais du côté de l’opéra, d’autres nouveaux rôles très enthousiasmants arriveront encore, notamment Judith dans Le Château de Barbe-Bleue de Bartók, que j’attendais depuis longtemps, et le Renard dans La Petite Renarde rusée de Janáček.

Vous rêviez d’incarner les personnages de Jenůfa et Káťa Kabanová dans les opéras de Janáček…

Et cela n’arrivera jamais… Mais j’ai encore un tout petit espoir pour Emilia Marty dans L’Affaire Makropoulos. Un jour, peut-être !

Propos recueillis par ROXANE BORDE

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