Festspielhaus, 20 avril
Pendant le prélude de l’acte I, un film brumeux en noir et blanc montre une sorte de Wanderer en pull à capuche qui arrive, un jour d’hiver, au Festspielhaus d’Erl. On reconnaît peu à peu Jonas Kaufmann et on se dit que la mise en scène de Philipp M. Krenn va jouer la carte de la mise en abyme: le ténor allemand est depuis cette année le directeur artistique du festival fondé par Gustav Kuhn, et on se prend à imaginer que le Graal sera une nouvelle subvention du Land du Tyrol et ses chevaliers un car de mélomanes viennois. Fausse piste. Krenn, ancien assistant de Carsen, Stone, Michieletto ou Stölzl, propose une lecture fidèle mais originale, sans provocations ni recherche forcenée du jamais vu. Il explique même s’être interrogé sur la gestion des divines longueurs dans la partition wagnérienne et avoir conclu qu’il n’est pas indispensable de les remplir toutes d’actions et d’images.
Le plateau est seulement occupé par cinq immenses pentagones verticaux dont le cœur s’ouvre en panneaux mobiles ajourés comme des harpes de béton: verticaux aux deux premiers actes, ils sont couchés au troisième. Des projections vidéo y font apparaître des frondaisons, des ombres, des personnages absents et, pour le Jardin de Klingsor, ils sont bariolés de couleurs vives – le magicien lui-même porte une longue robe blanche façon derviche, et on le verra même esquisser un pas de danse emblématique de sa folie.
La vision (relativement) minimaliste de Krenn n’empêche pas une caractérisation assez fine des personnages, et notamment un intéressant lien de tendresse entre Parsifal et Kundry, ainsi qu’un final humble mais puissant, avec les chœurs soudain rendus à leurs habits civils qui envahissent la salle en marchant doucement pendant que la fosse d’orchestre s’élève de deux mètres pour laisser découvrir les instrumentistes. Surprise aussi, mais imprévue au II, l’orchestre s’arrête soudain, et Kaufmann apparaît en costume (hoodie) de Parsifal mais en tant que directeur général, expliquant qu’un ascenseur qui devait faire apparaître les filles-fleurs (portant des fleurs géantes aux pistils très phalliques) est resté bloqué. Philosophe, Klingsor conclut « Mein Zauber hat nicht funkzioniert » (Ma magie n’a pas fonctionné). Éclat de rire général.
Irene Roberts est la star de la soirée: pas seulement car elle passe la moitié de la représentation immergée dans le bassin d’eau claire au centre de la scène, mais aussi parce que sa Kundry est capable de restituer tous les états successifs du personnage avec une même clarté de chant, une même puissance de projection et une détermination constante. L’autre héros est Georg Nigl, qui nourrit son Klingsor de tous les personnages étranges qu’il a déjà chantés, mais lui prête aussi une voix aussi incisive et mielleuse que nécessaire.
Vocalement solide mais sans la projection et l’engagement qu’on lui a connus, Jonas Kaufmann livre un premier acte un peu hésitant, – parfois même maladroit scéniquement – au-delà de ce que requiert son personnage. Le deuxième acte est celui d’un engagement total et d’un chant pleinement retrouvé dans toute sa diversité, tandis que le troisième prend l’allure d’une sorte d’atterrissage en douceur. Le ténor allemand a d’ores et déjà annoncé qu’il ne chanterait pas lui-même le rôle-titre lors des reprises prévues pour le Festival de Pâques 2026.
À côté du Titurel sans faille de Clive Bayley, Michael Nagy campe un Amfortas remarquable de complexité et de souffrance retenue. Brindley Sherratt, même s’il trahit quelques imprécisions dans un registre aigu peu sollicité, se révèle un Gurnemanz de premier plan, clair et inspiré, dont les récits comptent certes parmi les longueurs non illustrées par le metteur en scène, mais sans pour autant se révéler plats ou ennuyeux.
Nommé directeur musical du festival par Kaufmann, Asher Fisch délivre une lecture habitée, intense mais sans lenteurs inutiles. Dès le prélude du I, plus douloureux que céleste, on pressent tout à la fois l’inspiration du chef, l’engagement de l’Orchestre du Festival et la qualité de l’acoustique du Festspielhaus ouvert en 2012 juste à côté du Passionsspielhaus qui avait vu la naissance du festival avec Gustav Kuhn en 1998. Wagner n’est plus comme avant le roi d’Erl, mais il y reste toujours magnifiquement servi.
NICOLAS BLANMONT