Théâtre Royal, 13 avril
À quoi sert une déclaration d’intention que vient démentir sa réalisation? À lire la première, il y a lieu de tout craindre : la seconde rassure. Fabrice Murgia annonçait une relecture de Werther. Selon lui, le rôle-titre n’est pas « un héros romantique idéalisé », mais « un dominateur prenant les autres en otage ». Charlotte est la principale victime de cette domination virile, Sophie le personnage-clé du drame. Heureusement emportée par une exécution musicale et une distribution de première grandeur, la réalisation est à peine entravée par un usage superflu de la vidéo. Comment ne pas se réjouir d’admirer, rideau fermé, les préludes des trois premiers actes ? Pourquoi faut-il oblitérer la symphonie La nuit de Noël, cette course effrénée de Charlotte, avec des vidéos montrant la battue du chef d’orchestre, une harpiste penchée sur sa partition, le travail des violoncelles ? Pourquoi faire traverser l’étroite chambre de Charlotte par des preneurs de son et cameramen ? La mise en scène renonce à transposer l’action dans un autre lieu et un autre temps que ceux du roman goethéen. Les costumes signés par Marie-Hélène Balau sont pour la plupart conformes au caractère des personnages. À la robe framboise que Charlotte revêt pour le bal succède la tenue beige assez mal seyante de l’épouse mariée contre son cœur. Les lumières réalisées par Emily Brassier adoptent le parti pris d’une nuit permanente, même le dimanche automnal sous les tilleuls de Wetzlar. L’hiver ne surprend donc pas, il régnait dès juillet. Les arbres essentiels à la nature tant de fois invoquée se réduisent à quelques troncs desséchés, tandis qu’à la Noël sous la neige verdit on ne sait quelle végétation. Où Werther rend-il le dernier soupir ? Dans son cabinet de travail ? Non, dehors, alors que redouble la neige, et couché sur un tronc d’arbre proche du frêne de Wälse. Le symbole peut échapper. Malgré quelque brutalité (le Bailli esquisse des contorsions avant de partir pour son festin d’écrevisses au « Raisin d’or », les compères Johann et Schmidt sont constamment sur le point de rouler sous la table), la direction d’acteurs préserve l’essentiel.
Sous la direction passionnée de Giampaolo Bisanti, toujours attentif à soutenir les chanteurs, à faire avancer l’action tout en ménageant des moments de pur recueillement instrumental, l’Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège est un protagoniste exemplaire. Les six enfants de la Maîtrise bougent beaucoup. De la première répétition estivale à leur concert de Noël, ils ne progressent pas comme le souhaitait le Bailli. Les voix féminines du chœur les soutiennent harmonieusement au dernier tableau.
Arturo Chacón-Cruz délivre une prestation justement acclamée. Aigu infaillible, français très intelligible et vaillance dans un rôle écrasant en font un Werther digne des plus illustres. De l’Invocation à la nature à une mort bouleversante, jamais il ne relâche la tension. Les airs « Un autre est son époux… J’aurais sur ma poitrine… », « Lorsque l’enfant revient… », le Lied d’Ossian, couronné d’un la dièse longtemps tenu, lui valent un triomphe.
Clémentine Margaine, dont l’interprétation de Charlotte excelle par la puissance et l’ardeur, recueille le même triomphe. Sa voix sombre et puissante affronte le terrible Acte 3 (la lecture angoissée des lettres, la noblesse dans l’arioso des larmes, le redoutable la fortissimo sur « Seigneur ! Défendez-moi ! »), le désespoir de la scène finale « Tout est fini ! » signent une grande interprétation. Elena Galitskaya est une Sophie à la présence et à la voix lumineuses, sans la moindre affèterie. Ivan Thirion restitue l’évolution d’Albert avec beaucoup de profondeur, du bonheur initial à la froide détermination. Très juvénile, le Bailli d’Ugo Rabec ne forme pas un contraste suffisant avec sa fille aînée et ne semble guère affligé par son récent veuvage. Il dirige avec entrain les répétitions des plus jeunes. Pierre Derhet, Samuel Namotte, Jonathan Vork et Lucie Edel campent d’excellentes figures familières du petit monde bourgeois de Wetzlar, arrière-plan du drame.
ALFRED CARON