Théâtre des Champs-Élysées, 22 mars
Importé de la Scala où il a été créé en juin dernier (voir O. M. n° 205 p. 72 de septembre 2024), le Werther du TCE joue la carte du vedettariat, qui avait si triomphalement fait de celui de l’Opéra Bastille, avec Jonas Kaufmann, Sophie Koch, Ludovic Tézier et Michel Plasson, une référence moderne absolue. C’était il y a quinze ans, c’était traditionnel de décors et de jeu (Benoît Jacquot), mais c‘était exceptionnel, et c’était un vrai Werther.
S’il vole haut, celui du TCE ne retrouve pas pareille évidence, et l’on ne suit pas entièrement l’analyse qu’en faisait Mehdi Mahdavi à Milan en ce qui concerne la production. On avait entendu Benjamin Bernheim, en récital à Salzbourg, en 2021, tester « Pourquoi me réveiller », avec le seul piano de Mathieu Pordoy comme partenaire… Un moment de grâce qui disait qu’il serait bientôt le Werther de l’époque, ce qu’à Bordeaux, il a confirmé. Pourquoi a-t-on été un peu déçu, alors ? Vocalement, il est pourtant magnifique. Même s’il claironne ses aigus plus que de raison, « Je ne sais si je veille ou si je rêve encore » et « Un autre est son époux ! » sont splendides, tant la maîtrise de la ligne est majuscule, les allègements délicats, l’élégance totale, le style et le français parfaits, exaltants même. Et il joue le rôle. Enfin, le rôle vu par Christof Loy, celui d’un jeune Werther coincé, introverti, quasi psychotique, coincé au I dans son costume bleu trop court et dans son mental affecté : Benjamin Bernheim ne sera pas ici le héros romantique qu’on pressentait, mais un dépressif appuyé. On salue l’engagement de l’interprète au service d’un parti pris, pour le regretter pourtant.
Christof Loy (avec Silvia Aurea De Stefano qui reprend la production) a, de façon cohérente, enfermé le héros, et tout le spectacle avec, dans une haute pièce d’avant-scène, créée par un mur unique, percé d’une porte vitrée laissant deviner un jardin d’hiver avec table de fête, et derrière, un autre, extérieur, avec le rythme des saisons ; un monde privé, interdit à Werther, sauf pour son suicide, derrière la porte verrouillée par Albert. Un espace quasi carcéral, comme dans un hôpital psychiatrique, où Loy se plait en contraste à accentuer les épisodes pittoresques des actes I et II – un Brühlmann aviné, une Kätchen dégoûtée – pour mieux culminer dans un expressionnisme appuyé à l’acte IV. Brillant, certes, mais démonstratif. Il traite plus classiquement la Charlotte de Marina Viotti, qui saura se libérer de ses fonctions familiales pour s’ouvrir à elle-même. Le timbre n’est pas d’une noirceur abyssale, mais il est franc de son, de lumière, d’impact, et finalement de désespoir. Les lettres seront vraies, la décision volontaire, le désastre final vécu. Et là, enfin, Bernheim aura lâché sa bride… On rendrait bientôt les armes, si l’on avait été enfin touchés par une émotion qui restera, même en cet acte IV libéré, la grande absente de la soirée.
Reste la Sophie de Sandra Hamaoui, encore un peu verte de chant, jalouse au point de devenir l’ange noir de la production, l’inverse du personnage en fait. Et surtout, l’Albert vipérin, autoritaire, implacable de Jean-Sebastien Bou, sec et coupant, lisant les lettres, assistant à la mort du héros, en monstrueux témoin satisfait. Et les seconds plans, excellents. Il y a aussi l’ensemble Les Siècles et ses sonorités âpres, ses cordes râpeuses d’instruments anciens : confronté aux phrasés tout en souplesse de l’orchestre de Massenet, il agace un temps, même si la battue amoureuse de Marc Leroy-Calatayud joue le jeu d’un équilibre délicat à mener… On y entend du nouveau, -sinon du convaincant.
PIERRE FLINOIS