Theater, 17 mars
Comme à l’accoutumée, quand on lui confie un opéra, Christof Loy l’écorche jusqu’à n’en laisser que les muscles vitaux et quelques os. Cette Turandot bâloise n’échappe à aucune de ses obsessions : espace restreint, protagoniste exposée tôt ou tard dans le dénuement sexualisé d’une courte nuisette, costumes masculins anonymes, cravates quand l’action reste formelle, cols ouverts quand elle se corse, prolifération de soubrettes… Quand on a vu un ou deux spectacles de Loy ces dernières années, on les a sensiblement tous vus.
Décor habituel d’Herbert Murauer : un salon rectangulaire début XXe, élégant, peu fonctionnel. Un peu de Chine (tapisseries, porcelaines), mais le strict minimum. Peu importe, puisque les mises en scène de Christof Loy pourraient tout aussi bien s’accommoder de simples murs blancs, qui, d’ailleurs, sont présents, mais suspendus en hauteur. Après la mort de Liù, ce praticable nu descendra jusqu’au sol, annihilant définitivement toute velléité décorative.
Reste à justifier l’épure par la puissance intellectuelle du concept. Lever de rideau : une petite fille s’ennuie, attablée avec son père et trois hommes de main, et décapite subitement sa poupée, sous le regard ambigu de ce petit cercle mafieux qui en a déjà vu bien d’autres. La scène se répète, à la même table, quand la fillette, devenue adulte, repousse les avances d’un beau jeune homme, avant de l’abandonner aux sévices des trois sbires, puis aux soins d’un enfant armé d’une hache. Remémoration névrotique d’un récit traumatique ? En tout cas, l’invariable répétition d’un jeu de rôles sanguinaire, imposé par cette héritière immature à un public complaisant, qui va jusqu’à se déguiser en auditoire chinois pour mieux satisfaire ses obsessions.
À la fin de l’histoire, reste à envisager une possible rédemption. Et en ce cas, forcément, par la mort, héroïne puccinienne oblige. On endure donc l’interminable agonie d’une princesse de glace trop brutalement réchauffée, terrassée par un fulgurant nervous breakdown, au grand dam d’un Calàf qui se retrouve avec deux cadavres sur les bras : Liù et Turandot ! Tout cela ne colle pas bien la musique ? Pas d’inquiétude, on pioche ailleurs chez Puccini. Même pas besoin d’Alfano ni de Berio, dont les tentatives de restitution du final sont remplacées… par l’intégralité de l’acte IV de Manon Lescaut. En guise de préambule, Christof Loy nous colle aussi un arrangement de Crisantemi, quatuor de jeunesse, et le tour est joué ! Mais, outre que ces subterfuges génèrent d’énormes disparités de style et une conclusion trop statique, reste à s’interroger sur le fatal pacte sacré qui paralyse aujourd’hui musiciens et public, au point qu’ils doivent subir, aussi résignés qu’un empereur de Chine gâteux, tous les caprices charcuteurs d’un metteur en scène. Là aussi, un jeu de rôles pervers à dénoncer ?
Expulsé hors scène au I, et au contraire entassé dans trop peu d’espace au II, le chœur du théâtre de Bâle se tire dignement de ces mauvais traitements. De même on admire Olesya Golovneva de réussir à chanter deux rôles aussi différents, et presque aussi bien l’un que l’autre, avec une voix cependant davantage droite et tranchante que toujours juste. Rodrigo Porras Garulo incarne un Calàf de belle allure, mais qui peine un rien dans le haut de la tessiture. En revanche, les aigus filés de Mané Galoyan, émouvante Liù, sont un délice. Excellent trio de ministres, aux évolutions richement chorégraphiées, et Timur tout jeune, mais au beau creux d’Olivier Gourdy. Depuis la fosse, José Miguel Pérez-Sierra ne parvient pas toujours à bien coordonner, au I, un effectif choral trop dispersé de part et d’autre de la salle, et se préoccupe davantage de pousser l’orchestre à de magnifiques paroxysmes que de vraiment faire avancer la machine au bon régime. Mais cette Turandot tient la route. En revanche, Manon Lescaut n’en finit plus de s’étioler dans son désert mental tout blanc.
LAURENT BARTHEL