Rencontre du mois Natalie Dessay & Neïma Naouri
Rencontre du mois

Natalie Dessay & Neïma Naouri

31/01/2025
© Patrick Fouque/Paris Match/Scoop

Tête d’affiche de cette première représentation de Gypsy en France, comédie musicale créée à Broadway en 1959, Natalie Dessay interprète Rose, une mère dans l’Amérique des ­années 1930, qui veut à tout prix faire de ses deux filles des stars du ­music-hall. Et c’est ­justement sa fille, Neïma Naouri, qui jouera l’une d’entre elles.

Gypsy est un musical très connu dans les pays anglo-saxons, mais n’avait jamais été représenté en France. Qui est à l’origine de cette première ?

Natalie Dessay : Laurent Pelly et moi en avons eu l’idée. Il a imaginé un spectacle semi-scénique : l’orchestre à l’arrière du plateau et les solistes devant. Les chansons seront données en anglais et les dialogues parlés traduits en français. Nous commençons à Nancy en février, puis à la Philharmonie de Paris en avril, avant le Luxembourg, les trois sites étant coproducteurs. La saison prochaine, nous devrions aller à Caen et Reims. L’ouvrage m’attirait, et je ne pouvais manquer l’occasion d’être sur scène avec Neïma.

Neïma Naouri : Nous avons fait de nombreux concerts ensemble, l’idée d’être mère et fille dans Gypsy était une évidence. Il y a beaucoup de tendresse et de bienveillance entre nous, nous nous conseillons beaucoup. 

Le musical était-il un genre évident pour vous ?

N. D. : J’en rêve depuis toute petite, je m’enthousiasmais lorsque je regardais à la télévision les films de Vincente Minnelli ou Stanley Donen. Mais c’était un genre que la France ignorait. Heureusement, les choses commencent à changer. Et puis, comment résister à un personnage aussi fabuleux que celui de Rose ? Surtout après avoir lu les mémoires de Gypsy Rose Lee, qui viennent d’être traduites en français, même si c’est sa mère, Rose, que j’interprète, et qui est la véritable héroïne du musical. 

N. N. : J’ai eu une formation de chant classique, mais plus j’avançais, plus je me rendais compte que je ne m’épanouissais pas complètement dans ce répertoire, qui me laissait trop peu de liberté. Dans la comédie musicale, la voix est au service de l’histoire, alors qu’à l’opéra, c’est la perfection vocale qui compte. Je n’ai jamais hésité devant ce choix, même si ce chemin est difficile, et je n’ai jamais eu peur de ne pas avoir de travail. Il est vrai que le milieu familial dans lequel j’ai grandi a été un privilège.

Le rôle de Rose a été écrit pour Ethel Merman, qui l’a créé, et chanté, entre autres, par Angela Lansbury, Tyne Daly, Bernadette Peters, et en ce moment à New York par Audra McDonald. Celui de Louise a été incarné à l’écran par Natalie Wood, tandis que Rosalind Russell était Rose. Ont-elles été des modèles ? 

N. D. : J’ai vu à New York Patti LuPone, qui était formidable, mais un peu excessive pour moi. J’ai beaucoup aimé le téléfilm avec Bette Midler, et le mélange qu’elle a réussi entre la folie et la candeur me semble très juste. Mais il a fallu que je trouve ma voie en tant que chanteuse venue de l’art lyrique.

N. N. : Je les ai toutes écoutées et j’ai vu plusieurs captations de Broadway. La Louise la plus connue est Natalie Wood dans le film de Mervyn Le Roy. Le personnage commence vraiment à exister au deuxième acte, lorsqu’elle chante « You Gotta Get a Gimmick » avec deux danseuses de burlesque qui lui expliquent comment attirer l’attention. Elle veut se libérer du joug maternel tyrannique, et elle le fait par un moyen inattendu, le strip-tease. Mais ce n’est ni triste ni glauque. Lorsqu’elle reprend « Let Me Entertain You », chanté au premier acte par Louise enfant, ce n’est pas évident de lui donner une couleur érotique et ambigüe, mais c’est l’artifice du théâtre de trouver le ton idéal.

Stephen Sondheim est très présent dans vos carrières. Natalie, vous passez de Passion à Gypsy, Neima vous avez joué dans A Funny Thing Happened on the Way to the Forum. Mais dans Gypsy, il n’a écrit que les lyrics, Merman préférant un compositeur plus aguerri que lui. Comment les définiriez-vous ?

N. D. : Ils s’adaptent magnifiquement à la musique irrésistiblement dynamique de Jules Styne. On perçoit son humour, son goût des allitérations. Dans Rose’s Turn, qui est une espèce de scène de la folie, il a lui-même mis la musique au point, et l’on trouve déjà ces petites cellules qui tournent autour de trois ou quatre notes et dont il est familier.

N. N. : Le style musical de Jules Styne est une chose, celui des lyrics de Sondheim en est une autre, mais l’alliance entre eux est parfaite. Les mots s’enchaînent très vite et la musique possède un élan irrésistible. Les personnages sont fort éloignés de ceux de Forum. J’y jouais une jeune écervelée rigolote, alors que Louise est plus humaine, plus réaliste, d’autant qu’elle a vraiment existé. 

Comment voyez-vous vos personnages et les rapports entre elles ?

N. D. : Ils sont loin d’être simples ! Même dans ses mémoires, Gypsy Rose Lee ne parle pas de fâcherie avec sa mère, elle sait parfaitement ce qu’elle lui doit. Rose espère un avenir meilleur pour ses enfants. Tout est au premier degré chez elle ; dans Some People, elle chante « I Had a Dream » et elle le vit vraiment, elle met en scène ses rêves.

N. N. : Ces femmes révèlent sans cesse des facettes différentes, des contradictions, c’est ce qui les rend belles et qui fait qu’on les aime. Même si Rose pèse dangereusement sur la vie de ses filles, on ne peut s’empêcher d’éprouver de l’affection pour elle. En même temps, on est plein d’empathie pour Louise, qui ne veut que vivre sa vie.

Sondheim a dit : « Gypsy est un show qui m’a fait grandir. » Marque-t-il le début de profonds changements dans le musical, compte tenu, justement, de la complexité des protagonistes ?

N. D. : C’est effectivement l’amorce d’un grand changement dans la comédie musicale et une étape dans la carrière de Sondheim. Il ira toujours plus loin dans ses textes, dans la subtilité, la précision du vocabulaire, l’humour ravageur. Les intrigues seront plus denses, les rapports entre les personnages plus complexes.

N. N. : Le musical devient moins lisse, le public s’identifie davantage à des figures plus humaines. On ne craint plus de mettre en scène le laid, et on ne se contente pas d’un optimisme à tout crin.

Sondheim est au cœur de vos projets à venir, avec Sweeney Todd pour Natalie et Company pour Neima. Pouvez-vous en parler ? Et avez-vous d’autres désirs ? 

N. D. : Le personnage de Mrs Lovett est un énorme challenge. Todd, c’est presque de l’opéra, la musique est sophistiquée à l’extrême, les passages parlés sont très longs, et nous jouons la version originale. Passion, à côté, était très facile. Mais c’est un rôle formidable. Dans mes envies, Sondheim mis à part, il y a Hello, Dolly, que j’aimerais faire avec Laurent Pelly.

N. N. : Je vais effectivement participer en mars à la création française de Company à l’Opéra de Massy. J’y serai Marta, une jeune femme fascinée par l’effervescence de New York. Dans cette musical comedy de 1970, Sondheim a poussé le radicalisme assez loin ; il n’y a plus à proprement parler d’intrigue linéaire, mais tout tourne autour d’un thème, celui du célibat de Robert : qu’est-ce que la société attend de lui, comment trouvera-t-il sa place, quelles raisons a-t-il de ne pas s’engager affectivement ? Certains ont vu là une interrogation sur la place d’un homme gay dans la société, à une époque où l’on ne pouvait pas assumer cette différence. Le rôle dont je rêve le plus, c’est celui de Fanny, dans Funny Girl. Pour l’instant, je pars au Mexique pour un grand spectacle consacré à Gerswhin.

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