Théâtre du Capitole, 22 novembre
Peut-on faire un opéra avec un tel sujet ? Cette question, beaucoup se la posaient certainement, après avoir lu Le Voyage d’automne, publié en 2000. Au terme de multiples recherches, François Dufay y relatait la venue en Allemagne de plusieurs écrivains français, invités à participer, à Weimar, à une rencontre européenne, organisée par le ministère de la Propagande nazie. C’était en octobre 1941, et cette manifestation s’inscrivait dans la politique de collaboration décidée entre le Reich et le gouvernement de la France occupée.
À partir de cette source, Dorian Astor, pour son livret, a construit un récit qui, tout en respectant les faits historiques, parvient à définir théâtralement des situations, des personnages et, plus encore, les ambiances troubles d’une époque pas si lointaine.
Son regard est forcément sévère, vis-à-vis d’intellectuels prêts à vendre leur âme au diable. Il évite toutefois, avec raison, une caricature trop poussée, laissant deviner chez chacun d’eux l’opportunisme, la lâcheté, la vanité, que leur seul talent littéraire ne saurait pardonner. En contraste, la voix de la Songeuse, incarnation allégorique de la poétesse Gertrud Kolmar, assassinée à Auschwitz, s’ouvre sur un ciel de lumière.
Après L’Autre Côté (Strasbourg, 2006) et Akhmatova (Paris, Opéra Bastille, 2011), Bruno Mantovani (né en 1974) signe là son troisième opéra, pour l’Opéra National du Capitole de Toulouse, en s’attachant, cette fois, non point à la résistance d’intellectuels ou d’artistes dans un monde totalitaire, mais à la complicité de certains d’entre eux avec les forces du mal.
Sans jamais mettre en péril les chanteurs, avec une écriture orchestrale d’un raffinement extrême, et qui n’en reste pas moins compréhensible par tous, le compositeur français parvient, en parfait accord avec son librettiste, à recréer un monde implacable, sans aucune complaisance et sans le moindre relâchement.
Si chœur mixte, airs séparés, duos – et même quintette vocal – marquent son attachement à une tradition déjà ancienne de l’opéra, quelques interludes, réservés à l’orchestre seul, confirment, une fois encore, la modernité de son inspiration.
Pascal Rophé, qui avait déjà dirigé les représentations parisiennes d’Akhmatova, se confirme comme le chef idéal pour magnifier la musique de Bruno Mantovani, surtout lorsqu’il peut disposer des richesses infinies de l’Orchestre National du Capitole.
Comment mettre en scène un tel opéra ? À cette question, non plus, il n’était pas si facile de répondre. En s’appuyant sur un décor dépouillé, piège et prison à la fois, qui, avec quelques éléments en plus ou en moins, peut s’adapter à chaque tableau, Marie Lambert-Le Bihan réussit à construire un spectacle vivant, toujours parfaitement lisible. L’oppression et la souffrance, la manipulation et l’inconscience sont bien là, au gré des différentes scènes, et même si l’on ne voit aucune croix gammée, la marque du nazisme ne se fait jamais oublier.
Parce qu’il s’agit bien, ici, d’un opéra, il fallait, sur le plateau, des chanteurs capables d’incarner, avec le maximum de crédibilité, chacun des protagonistes. Sans exception aucune, tous sont parfaits.
Aux troubles homo-érotiques et aux délires antisémites de Marcel Jouhandeau, le baryton Pierre-Yves Pruvot sait donner une vérité troublante. Gerhard Heller, l’organisateur de ce singulier voyage, trouve en Stephan Genz, autre baryton, un interprète d’une redoutable ambiguïté. À Ramon Fernandez, le ténor Emiliano Gonzalez Toro apporte cet entrain et ce rien de vulgarité qui s’attachent à son personnage.
En parfait contraste, la basse Vincent Le Texier traduit ce que Jacques Chardonne conserve, en toutes circonstances, de suffisance et d’affectation. Déjà suicidaire et plus lucide que ses compagnons, Pierre Drieu la Rochelle rencontre, en la personne du ténor Yann Beuron, un double impressionnant.
En quelques phrases, le baryton Jean-Christophe Lanièce parvient à composer un Robert Brasillach fasciné par ses nouveaux maîtres. Le ténor Enguerrand de Hys est bien, ici, Hans Baumann, ce jeune poète, auquel le nazisme a fourni des ailes. Et William Shelton, en donnant à son timbre de contre-ténor les inflexions les plus doucereuses et les plus venimeuses qui soient, trace un portrait glaçant de Wolfgang Göbst, personnage fictif, très largement inspiré de Joseph Goebbels, ministre de la Propagande du Reich.
Enfin, parce qu’elle est la seule respiration humaine dans ce sombre cloaque, parce qu’elle fait passer dans son chant toute la fragilité et toute la dignité d’un idéal sacrifié, comment ne pas retenir les moments inoubliables que nous offre la Songeuse de la soprano Gabrielle Philiponet, tache de blancheur dans cette jungle vert-de-gris ?
PIERRE CADARS