À quoi sert une édition critique ? Couronnée d’un Diamant d’Opéra Magazine dans ce numéro (voir notre compte rendu), la nouvelle intégrale de Norma, enregistrée en studio, avec Marina Rebeka et Karine Deshayes en tête d’affiche, par la firme Prima Classic, offre la meilleure réponse possible.
Dans les années 1970, quand j’ai découvert Norma, à la scène et au disque, la notion d’« édition critique » était quasiment inconnue – même si, pour Mozart, Rossini et Verdi, par exemple, des musicologues avaient commencé à mettre de l’ordre dans le matériel fourni aux chefs d’orchestre, chanteurs, théâtres et maisons de disques, en faisant le tri entre les états successifs des partitions laissés par les compositeurs, et l’héritage, plus ou moins pertinent, des traditions d’interprétation.
Dans le cas du chef-d’œuvre de Bellini, Joan Sutherland avait enregistré, dès 1960, dans son deuxième récital pour Decca (The Art of the Prima Donna), la version en sol majeur de « Casta diva », un ton plus haut que dans l’édition courante. Le disque avait fait sensation, entre autres parce que ce choix de tonalité changeait la perception de cette page célébrissime, beaucoup plus lumineuse et sereine qu’en fa majeur.
La soprano australienne, qui venait tout juste d’accéder au statut de diva, avait été guidée par son époux, Richard Bonynge, pas encore devenu son chef d’orchestre attitré – l’album était dirigé par Francesco Molinari-Pradelli –, mais, déjà, son unique pygmalion. Très peu de cantatrices lui ont, ensuite, emboîté le pas, sans doute parce que l’air, déjà redoutable en fa, devient encore plus difficile en sol, avec deux périlleuses montées au contre-ut, crescendo et sur le souffle. Et, pourtant, quelle différence pour l’auditeur !
Aujourd’hui, grâce au travail de Roger Parker, responsable de l’édition critique publiée par Ricordi, en 2019, le processus de création bellinien est bien documenté. Dans le manuscrit autographe, « Casta diva » est en sol, mais certaines annotations du compositeur laissent penser qu’il était écrit un ton plus bas, à l’origine. La tonalité de fa, figurant dans les partitions chant-piano éditées par Ricordi, tout au long du XIXe et du XXe siècle, reflète-t-elle le choix final d’un Bellini qui aurait hésité jusqu’au bout ? On l’ignore. Ce dont on est sûr, c’est que les deux tonalités sont légitimes.
Ce qui nous ramène à l’utilité des éditions critiques. Leur rôle, contrairement à une opinion couramment répandue, n’est pas d’imposer un carcan aux interprètes, auquel il leur serait impossible d’échapper, sous peine d’enfreindre les sacro-saintes volontés de l’auteur. Bien au contraire, elles sont là pour leur proposer des choix, tous envisagés, consignés ou cautionnés par celui-ci. Roger Parker insiste beaucoup là-dessus, dans son remarquable texte de présentation en cinq langues (anglais, français, allemand, italien, espagnol), accompagnant le coffret Prima Classic, et il a raison.
Ce n’est donc pas parce que Marina Rebeka, suivant les traces de Joan Sutherland, chante « Casta diva » en sol – en studio, du moins – que toutes les Norma doivent, désormais, faire de même. Si elles se sentent plus à l’aise dans la tonalité de fa, qu’elles y restent. C’est certainement ce que Bellini leur aurait conseillé !
RICHARD MARTET