Une voix longue, qui lui permet de jongler entre contralto et mezzo, un physique aussi crédible dans la fragilité que l’héroïsme, le falsettiste italien, découvert, entre autres, par William Christie, et adoubé par Cecilia Bartoli, s’est hissé, sans coup férir, au firmament de la galaxie des contre-ténors. Vivaldi : Sacro furore, son premier disque chez Harmonia Mundi – Diamant d’Opéra Magazine, le mois dernier –, renvoie le reflet de ses dons prodigieux.
Quand avez-vous commencé la musique ?
Enfant, j’ai étudié la guitare et le piano. Mais, à l’adolescence, c’est, surtout, l’opéra qui m’a passionné, à travers les disques de Jochen Kowalski, David Daniels… J’aimais le répertoire baroque, ainsi que ces voix aiguës et viriles à la fois, que l’on ne pouvait, en aucune manière, confondre avec des femmes. En les imitant – particulièrement dans les airs virtuoses ! –, je me suis aperçu avoir une facilité naturelle dans ce registre, même si tout restait encore à apprendre. Plus tard, j’ai pris des cours de chant avec divers professeurs. Mais c’est William Matteuzzi qui, avec une technique belcantiste, a patiemment construit ma voix, autour du centre de sa tessiture. Son « tenore contraltino » n’est, finalement, pas si éloigné du contre-ténor – il a, d’ailleurs, chanté Ottone (L’incoronazione di Poppea), rôle que nous avons travaillé très tôt, en détail. J’ai, ensuite, étudié avec la contralto Sonia Prina, davantage pour le style et la liberté de l’interprétation, notamment dans l’ornementation, qui doit sembler quasi improvisée.
Quelles ont été les rencontres les plus importantes pour votre carrière ?
Tout d’abord, Cristina Mazzavillani Muti, à Ravenne. Puis, Anne Blanchard, cofondatrice et directrice artistique du Festival International d’Opéra Baroque & Romantique de Beaune : membre du jury, au Concours « Renata Tebaldi » de Saint-Marin, que j’ai remporté, en 2013, elle m’a, aussitôt, dit de me présenter au Jardin des Voix. Or, je venais juste de laisser passer la date limite de candidature ! Mais Anne a écrit à William Christie, et j’ai pu auditionner, en 2014 – quelle émotion, l’été dernier, de clore la dernière édition qu’elle ait programmée, avec Rinaldo et un récital. La tournée du Jardin des Voix, dans des lieux prestigieux, a vraiment lancé ma carrière. D’autant que l’année 2015 était consacrée à la musique italienne – dans le répertoire français, je n’aurais pas eu ma place ! Depuis, j’ai eu la chance de collaborer avec nombre de très grands chefs baroques, mais William Christie garde une place à part. Autre personnalité incontournable dans mon parcours, John Eliot Gardiner m’a engagé pour la tournée de la « trilogie Monteverdi », marquant le 450e anniversaire de la naissance du compositeur, en 2017. Je chantais dans les trois opéras, mais c’est, bien sûr, Ottone qui m’a fait remarquer. Avant que William Christie ne me le repropose, en 2018, pour le Festival de Salzbourg. Travailler ce rôle avec deux chefs si différents a été une grande chance ! Vocalement, je m’y sens très à l’aise. Et j’ai à cœur de traduire toute la complexité de ce personnage peu apprécié. Car, si Ottone se présente comme une victime, il ne vaut, au fond, guère mieux que Poppea et Nerone : il manipule Drusilla, en feignant de l’aimer. Et quand on restitue son monologue, hélas souvent coupé, de l’acte II, « I miei subiti sdegni », on s’aperçoit que tuer Poppea est déjà dans ses projets, avant même qu’Ottavia ne le lui demande ! J’ai été très honoré que John Eliot Gardiner me propose, en 2019, Semele de Haendel, lors d’une tournée de concerts. Je vais retrouver Athamas, dans une nouvelle mise en scène d’Oliver Mears, en 2025 : d’abord au Théâtre des Champs-Élysées, du 6 au 15 février, sous la baguette d’Emmanuelle Haïm, puis au Covent Garden de Londres, du 30 juin au 18 juillet, avec Christian Curnyn. Je suis flatté d’être le seul non-anglophone de la distribution, qui réunit Pretty Yende, Alice Coote, Ben Bliss et Brindley Sherratt, preuve que j’ai bien travaillé mon accent !
Des metteurs en scène occupent-ils une place particulière dans votre parcours ?
Robert Carsen et Damiano Michieletto, que j’admirais déjà beaucoup, avant de les rencontrer, ont été fondamentaux. Avec le premier, j’ai abordé Orfeo (Orfeo ed Euridice de Gluck), à Rome, en 2019 : un spectacle très beau, épuré, presque abstrait, tout en étant basé sur la présence du corps. C’était une reprise, mais Robert Carsen m’a énormément guidé, m’aidant à adopter une posture repliée sur soi, tout en me permettant de délivrer une grande ligne de chant. J’avoue qu’avant cela, je n’aimais pas beaucoup cet opéra, mais cela a été une révélation, et il s’agit, maintenant, d’un de mes favoris ! Avec Robert Carsen, nous nous sommes retrouvés au Theater an der Wien, en 2021, pour Rappresentazione di Anima e di Corpo de Cavalieri. Et je viens de faire, toujours avec lui, mes débuts scéniques à la Scala de Milan, dans Orontea de Cesti, aux côtés de Stéphanie d’Oustrac. Très différents dans leurs options et leurs univers, Robert Carsen et Damiano Michieletto partagent la même exigence et la même précision, l’un comme l’autre travaillant sur la partition – c’est loin d’être le cas de tout le monde ! Du second, j’ai participé, en 2022, à trois productions : d’abord, Orfeo ed Euridice, au Komische Oper de Berlin – un spectacle moins abstrait que celui de Robert Carsen, mais tout aussi inspiré, et très exigeant physiquement pour moi, qui étais intégré aux ballets –, puis Giulio Cesare, où je chantais Tolomeo, face à Gaëlle Arquez dans le rôle-titre, au Théâtre des Champs-Élysées et à Montpellier, et enfin, la reprise, à Florence, de son Alcina salzbourgeoise, pour mes premiers pas en Ruggiero, aux côtés de Cecilia Bartoli.
Cecilia Bartoli, une autre de vos rencontres marquantes…
J’ai fait sa connaissance à Rome, en 2019, quand elle est venue me féliciter, après m’avoir vu dans Orfeo ed Euridice. Cela m’a surpris autant que touché. Et, plus encore, lorsqu’elle m’a proposé d’interpréter avec elle, en tournée, le Stabat Mater de Pergolesi. Quand une immense artiste comme Cecilia Bartoli vous sollicite, on trouve toujours de la place dans son emploi du temps ! Ensuite, en 2022, elle a su me convaincre d’aborder Ruggiero, face à son Alcina. Enfin, j’ai repris, avec elle, le rôle-titre de Giulio Cesare, lors d’une tournée de concerts, à l’automne 2023, puis à l’Opéra de Monte-Carlo, en janvier 2024, dans une nouvelle production de Davide Livermore.
Il est intéressant que votre collaboration ait commencé dans une pièce de musique sacrée, le Stabat Mater de Pergolesi, finalement très proche de l’opéra…
C’est clairement comme chanteurs d’opéra, avec notre cœur et notre corps, que nous interprétons, Cecilia Bartoli et moi, la musique sacrée. En cela, je crois exprimer cette piété populaire typiquement italienne qui, dans sa sincérité et son immédiateté, n’a rien de compassé, ni de désincarné. Pour revenir au Stabat Mater de Pergolesi, je l’ai souvent chanté, mais c’est vraiment avec Cecilia que le Quando corpus morietur a été le plus lent… La première fois que je l’ai entendue attaquer dans un tempo si étiré, alors que je devais entrer sur cette même phrase, je me suis dit que ma voix aller se briser. Mais on se surprend à se dépasser, pour être à la hauteur du défi ! J’ai beaucoup appris en sentant le mécanisme de sa respiration, en observant l’espace qu’elle trouve sur un pianissimo aigu, ou pour donner du corps au grave. Avec cet instrument incroyablement étendu et ductile, quelle musicienne ! Chez Cecilia, on loue toujours la fabuleuse vocalisatrice, mais je suis encore plus impressionné par son art de suspendre le temps dans les grands « lamenti »haendéliens, comme « Se pietà » de Cleopatra (Giulio Cesare) ou « Ah ! mio cor » d’Alcina.
Vous disposez, vous aussi, d’un instrument étendu, qui vous permet d’assumer des tessitures diverses. Dans L’incoronazione di Poppea, vous avez osé Nerone. Et chez Haendel, vous chantez aussi bien le contralto de Giulio Cesare que le mezzo de Ruggiero…
Le centre de ma voix reste le contralto, mais à partir de ce foyer, j’ai appris, avec le travail et l’expérience, à soutenir des tessitures plus aiguës, tout en restant dans la décontraction – il y a encore cinq ou six ans, Nerone ou Ruggiero auraient été impensables. Pour le premier, j’ai participé, à Berlin, en 2022, à la reprise d’une production créée par Max Emanuel Cencic. Il s’était autorisé quelques transpositions, que j’ai reprises à mon compte. Je savais, aussi, pouvoir compter sur l’acoustique du Staatsoper Unter den Linden. Je prenais donc des risques contrôlés ! Surtout, quelle émotion de chanter aux côtés de deux de mes idoles : Bejun Mehta (Ottone)… et Jochen Kowalski (Nutrice), pour ses adieux à la scène. À la dernière, il a prononcé un discours très émouvant, où il disait passer le flambeau. De fait, ce soir-là, nous représentions trois générations de falsettistes, et je me suis, en quelque sorte, senti admis dans la grande famille des contre-ténors ! Chez Haendel, je suis naturellement à l’aise dans les rôles écrits pour le castrat contralto Senesino – même si j’attends la maturité pour me frotter à Orlando, le plus grave –, mais aussi, à peu près un ton plus haut, dans ceux destinés à Nicolino, le premier Rinaldo, et Bernacchi, le premier Lotario. Plus aigu encore, Ruggiero, créé par Carestini, m’a demandé beaucoup de travail, et apporté une grande satisfaction. Je vais le retrouver à Rome, en mars 2025, dans une nouvelle production de Pierre Audi. Mais je ne me risquerai pas, pour le moment, dans Ariodante, également écrit pour Carestini, mais bien plus tendu encore – et qu’on m’a déjà proposé. Parmi mes rôles rêvés, je peux citer Didymus (Theodora de Haendel), créé par Guadagni, le premier Orfeo de Gluck, Ascanio (Ascanio in Alba de Mozart) et, j’espère, un jour, Tancredi de Rossini !
Le 27 avril 2025, vous serez de retour à la Scala, où vous retrouverez Damiano Michieletto, pour la création mondiale d’Il nome della rosa de Francesco Filidei, d’après le célèbre roman d’Umberto Eco…
Je viens de recevoir la partition, et la musique me semble, autant que je puisse en juger par la simulation numérique, très intéressante. Francesco Filidei a su créer une atmosphère, avec une tension dramatique à laquelle je ne m’attendais pas. Vocalement, le compositeur connaît son affaire, et l’air de Berengario – je chante aussi Adelmo, le frère qui meurt au début – me rappelle, irrésistiblement, le Génie du Froid dans King Arthur, auquel il rend explicitement hommage. L’œuvre est traitée comme un vaste « opera buffa », avec une quinzaine de personnages et une place importante dévolue au chœur.
Vous avez signé un contrat d’exclusivité chez Harmonia Mundi, scellé par votre nouveau disque, Vivaldi : Sacro furore…
Intégrer ce label prestigieux, où j’ai trouvé une remarquable organisation et une équipe formidable, est un grand honneur. L’exclusivité ne concerne, toutefois, que les récitals, me laissant libre de participer à d’autres projets, comme Serpentes ignei in -deserto, un oratorio de Hasse, dirigé par le violoniste Thibault Noally, chez Erato. Avec mes camarades Philippe Jaroussky, Jakub Jozef Orlinski, Bruno de Sa et David Hansen, nous sommes cinq contre-ténors, autour de la soprano Julia Lezhneva ! Historiquement, la firme Harmonia Mundi est, bien sûr, associée à Alfred Deller (1912-1979), notre « père » à tous : si le goût et la technique ont évolué, il reste inégalé dans Dowland et Purcell. J’ai, là encore, l’impression de m’inscrire dans une continuité…
Propos recueillis par THIERRY GUYENNE