Après celle de Cecilia Bartoli et Giovanni Antonini, parue en 2013, chez Decca, il y avait place pour une nouvelle intégrale de studio « moderne » de Norma. La voici, portée par un duo de prime donne au zénith de leur art.

Nous avons trop souvent déploré la quasi-disparition des intégrales d’opéra en studio, pour ne pas nous réjouir de découvrir cette nouvelle Norma, gravée en août 2022, à Madrid. On la doit à Marina Rebeka, à la fois productrice, avec Edgardo Vertanessian, et principale interprète de l’enregistrement. Avant de la confier aux micros, la soprano lettone a eu l’intelligence de roder son incarnation du rôle-titre sur le vif. On entend donc une Norma non seulement en pleine possession de ses moyens, mais maîtrisant les moindres pièges et arcanes d’une écriture redoutable.

La couleur de la voix, d’abord, est la bonne : assez sombre, mais capable de saisissants éclaircissements, et, surtout, extrêmement attachante. Le souffle est long, l’émission franche, la ligne superbement conduite, la diction soignée et investie, l’aigu glorieux (quelle assurance sur les contre-ut et le contre-mi bémol ajouté à la fin du finale de l’acte I !), le bas médium et le grave posés avec naturel (quelle facilité dans l’attaque d’« In mia man », qui cause tant de problèmes aux sopranos !).

Forte de pareils atouts, Marina Rebeka brosse un portrait fouillé de l’héroïne, plus guerrière, sans doute, que victime éplorée d’un amant infidèle – pour faire court, on est plus proche de Maria Callas et Leyla Gencer que de Montserrat Caballé –, qui, même brisée, ne céde rien de sa dignité, ni de son autorité. La violence attendue sur « Trema per me, fellon ! », « Vanne, si, mi lascia, indegno » ou « Guerra, strage, sterminio », prend l’auditeur aux tripes, en total contraste avec un « Casta diva » idéalement aérien et serein, chanté, comme avec Joan Sutherland jadis, dans sa tonalité originale de sol, tellement plus adaptée au climat de cette page célébrissime que celle de fa, choisie in fine par Bellini.


Marina Rebeka en Norma à Toulouse (2019). © Cosimo Mirco Magliocca

En regard d’un tel accomplissement, le léger manque de facilité dans les vocalises de la cabalette « Ah ! bello a me ritorna », imputable à l’alourdissement de l’instrument, au bout de près de vingt années de carrière, paraît anecdotique. La Norma de Marina Rebeka méritait vraiment d’être immortalisée en studio, surtout avec Karine Deshayes pour partenaire.

La mezzo (soprano ?) française, qui venait d’aborder le rôle-titre, au moment de l’enregistrement, revient à Adalgisa, telle l’immense Grace Bumbry, en 1978, alternant les deux héroïnes, au Covent Garden de Londres. D’une aisance vocale souveraine, Karine Deshayes évite de trop sopraniser, pour ne pas compromettre l’indispensable contraste avec Norma, son personnage, à la fois tendre et volontaire, faisant fondre les cœurs.

À côté d’excellents comprimari, Oroveso et Pollione n’évoluent pas sur les mêmes cimes, sans, pour autant, compromettre l’excitante réussite d’ensemble. Un rien trémulant à son entrée, Marko Mimica est davantage un baryton-basse qu’une basse. L’émission met du temps à se stabiliser, mais son air du II (« Ah ! del Tebro ») convainc.

Par son style, comme par le placement et la couleur de sa voix, Luciano Ganci, pour sa part, est davantage un Don Alvaro (La forza del destino) et un Calaf (Turandot) qu’un « baryténor » belcantiste. Privé de souplesse dans les abbellimenti belliniens, cédant plus d’une fois à la tentation du sanglot, il rappelle les Pollione des années 1940-1950, en faisant moins bien que Franco Corelli, mais nettement mieux que Mario Filippeschi, les partenaires de Maria Callas dans ses deux intégrales de studio (EMI/Warner Classics).

Comme dans Nabucco, à Lausanne, en juin dernier, John Fiore sonne trop lourd et bruyant dans l’Ouverture. Par la suite, à défaut d’imprimer sa marque sur l’ouvrage, sa direction a le mérite de se mettre entièrement au service des voix – ce dont on ne saurait se plaindre, s’agissant de Marina Rebeka et Karine Deshayes ! De plus, les forces du Teatro Real de Madrid sont remarquables, l’orchestre, en particulier, de bout en bout somptueux.

Un mot, pour finir, de la prise de son, très réussie, notamment dans ses effets de spatialisation, quand cuivres et chœurs sont supposés jouer en coulisse.

Avec celle réunissant Cecilia Bartoli, Sumi Jo, John Osborn et Michele Pertusi, sous la baguette de Giovanni Antonini (Decca), le XXIe siècle possède, désormais, deux Norma de référence en studio, à la fois radicalement différentes et complémentaires. Toutes deux se basent sur de nouvelles éditions critiques, réalisées à partir du manuscrit autographe et des autres sources accessibles – raison pour laquelle on n’entend pas, à certains moments, la même musique. Sans faire oublier celles qui les ont précédées, elles méritent de figurer dans toutes les discothèques.

Il pirata, en 2020, puis Norma, en 2022 : on attend maintenant, de Marina Rebeka et Prima Classic, d’autres intégrales belliniennes. Pourquoi pas La straniera et Beatrice di Tenda, avec Karine Deshayes en Isoletta et Agnese ?

RICHARD MARTET

DIAMANT

Bellini, Norma
Luciano Ganci (Pollione) – Marko Mimica (Oroveso) – Marina Rebeka (Norma) – Karine Deshayes (Adalgisa) – Anta Jankovska (Clotilde) – Gustavo De Gennaro (Flavio)
Orquesta y Coro del Teatro Real, Madrid, dir. John Fiore
3 CD Prima Classic PRIMA 022

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