Opéra, 10 novembre
Accueilli sans enthousiasme à sa création, le 21 avril 1889, à la Scala de Milan, remis plusieurs fois sur le métier par son auteur, sans jamais satisfaire personne, Edgar, le deuxième opéra de Puccini, est le prototype du titre maudit, que l’on sort des oubliettes avec des pincettes. Défiance, avouons-le, en grande partie justifiée, dans la version originale en quatre actes, choisie pour cette nouvelle production de l’Opéra Nice Côte d’Azur, comme dans la « définitive », en trois actes plus ramassés, de 1905.
Le livret de Ferdinando Fontana, d’abord, est d’une indigence rare – à côté, Alzira ou Il corsaro de Verdi, si décriés, semblent des chefs-d’œuvre de dramaturgie et de versification ! Très mal construit – pourquoi Edgar met-il le feu à sa maison ? pourquoi part-il avec la maléfique Tigrana, au lieu de rester avec la douce Fidelia ?… –, enchaînant boursouflures, redondances et platitudes, jusqu’au grotesque (le finale du II !), il entraîne la musique dans sa chute.
Vocalement, le I et le II ne sont vraiment pas ce que Puccini a écrit de plus concluant. S’essayant à un discours continu qu’il ne maîtrise pas encore, sans jamais développer thèmes et idées, le compositeur rate, notamment, l’air d’entrée de Fidelia – alors qu’elle devrait émouvoir, l’héroïne paraît seulement mièvre –, et toutes les interventions de Tigrana – la mystérieuse enfant abandonnée, jadis, par une troupe de gitans, sorte de croisement entre Carmen et Venus (Tannhäuser), n’est ni séductrice, ni vénéneuse, comme elle le devrait.
De ce long tunnel, donnant l’impression de partir dans tous les sens, émergent deux airs : celui de Frank, « Questo amor, vergogna mia » – l’un des rares moments, où Puccini retrouve le fil de son phénoménal talent mélodique –, et celui d’Edgar, « Orgia, chimera dall’occhio vitreo ». Rien de mélodieux, cette fois, comme l’était l’air de Roberto, dans Le Villi (1884), et comme le seront ceux de Des Grieux, dans Manon Lescaut (1893), mais une déclamation continue qui, enfin, accroche.
Le III et le IV redressent la barre, sans modifier l’impression d’ensemble. Le livret ne s’améliore pas, mais Puccini réussit à mieux préserver l’intensité dramatique sur la durée – ce dont le public niçois se rend compte, applaudissant davantage à la chute du rideau, entre les deux actes.
Cela nous vaut, entre autres : la sublime mélodie de l’air de Fidelia, « Addio, mio dolce amor », aussi irrésistible que le « Vissi d’arte » de Tosca ou l’« Un bel di vedremo » de Cio-Cio-San/Butterfly ; des épanchements de Tigrana, annonçant ceux de Manon Lescaut, l’autre grande séductrice/pécheresse de Puccini ; et un beau duo d’amour entre Fidelia et Edgar, dont le compositeur reprendra le thème dans celui du III de Tosca.
Pourquoi alors, avec de tels handicaps, monter Edgar ? D’abord, pour la splendeur et l’originalité de l’écriture orchestrale, qui explosent dans les oreilles du spectateur. Le raffinement des sonorités, la variété dans l’instrumentation, sont bien la marque d’un génie, parvenu, sur ce plan, à maturité. Ensuite, pour son caractère expérimental, l’opéra révélant pourquoi Puccini, sauf dans Turandot, trente-cinq ans plus tard, ne composera plus autant pour les chœurs.
Mal à l’aise dans les grands « concertati » chers à Donizetti, Verdi ou Ponchielli, le musicien révèle bien peu d’affinités avec le registre militaire/martial/patriotique, qu’il fuira désormais, à l’instar des scènes de malédiction – celle de la fin du III tombe complètement à plat –, où ses prédécesseurs excellaient.
Transposant l’action dans la première moitié du XXe siècle – ce qui lui permet d’éviter le piège du kitsch, dans lequel le contexte moyenâgeux du livret aurait pu l’entraîner –, Nicola Raab, dans sa mise en scène, cherche, avant tout, à ne pas en rajouter dans la boursouflure. Au risque d’un excès de sobriété qui, s’il a le mérite de ne jamais parasiter l’appréciation de la musique, lasse vite par sa monotonie.
Le décor est unique : deux parois grises formant un angle, percées de deux portes laissant, occasionnellement, entrer la lumière ou révélant des espaces, à l’arrière-plan ; une longue table ; quelques chaises ; un arbre fruitier, aux branches, tour à tour, fleuries et nues. La grisaille domine, également, dans les costumes et les accessoires, avec de rares touches de couleur : la jupe verte, puis la robe rouge, de Tigrana ; le grand lustre doré, posé sur le sol, au II…
De tessiture très centrale, mais exigeant un aigu claironnant, le ténor d’Edgar, qui annonce explicitement Dick Johnson/Ramerrez (La fanciulla del West), convient très bien à Stefano La Colla. Personnage conçu pour voix de mezzo, puis transposé pour soprano, peu avant la création, et finalement réécrit pour mezzo, Tigrana est, dans toutes les versions, un rôle impossible. Jouant l’édition de 1889, Nice a, logiquement, fait appel à une soprano, la valeureuse Valentina Boi, limitée dans le grave, quand même.
En Fidelia, emploi dans lequel la Mirella Freni du tournant des années 1970-1980 aurait été idéale, Ekaterina Bakanova, sans posséder le timbre le plus charmeur au monde, chante très bien. Dalibor Jenis est solide dans l’épisodique Frank, davantage que Giovanni Furlanetto, fatigué en Gualtiero (père de Fidelia et Frank).
Très sollicité par Puccini, le Chœur de l’Opéra de Nice impressionne par sa cohésion et sa vaillance, à l’instar d’un Orchestre Philharmonique de Nice en grande forme, sous la baguette, on ne peut plus compétente et convaincue, de Giuliano Carella.
Edgar, c’est sûr, ne s’inscrira jamais au répertoire. Mais, pour tout ce qu’il nous apprend sur le compositeur, on ne remerciera jamais assez l’Opéra Nice Côte d’Azur de l’avoir programmé, en cette année Puccini.
RICHARD MARTET