Theater Basel, 28 septembre & 26 octobre
Un an après Das Rheingold et Die Walküre (voir O. M. n° 197 p. 56 d’octobre 2023), Benedikt von Peter et Caterina Cianfarini achèvent leur Tétralogie bâloise, avec deux productions qui requièrent, à nouveau, l’entière disponibilité d’interprètes pleinement engagés, aussi bien en tant que chanteurs wagnériens de grand format qu’en tant que simples figurants. Car ils sont les témoins silencieux, pendant plusieurs actes, ou même une soirée entière, d’une tragédie familiale, sur laquelle plus personne ne parvient à exercer le moindre contrôle.
De toute la distribution, c’est la Brünnhilde de Trine Moller qui doit rester le plus continuellement en scène, commentatrice d’une action vécue en flash-back – ce qui nécessite d’interrompre, ici et là, le flux musical, le temps de diffuser les brefs passages parlés qu’on lui a fait pré-enregistrer.
Un procédé franchement contestable, l’autre dommage collatéral de ce rôle de figurante/narratrice étant que la soprano danoise ne peut pas se chauffer la voix hors scène… Quand, à la fin de Siegfried, elle peut – enfin ! – commencer à chanter, son instrument élancé souffre de nombreux problèmes de stabilité. Un vibrato que l’on retrouve à l’identique, au début de Götterdämmerung, mais qui se corrige, ensuite, sur la durée.
Même présence scénique insistante pour Nathan Berg. Voyageur d’une belle ampleur, dans Siegfried, avec toujours les mêmes couleurs particulières, un peu rocailleuses, il est, au cours de la dernière Journée, un Wotan silencieux, que l’on continue à voir entrer et sortir, comme s’il ne parvenait toujours pas à renoncer à tenter d’influer sur le cours des événements. Au point, même, de réussir à avoir le dernier mot, en se réappropriant, in extremis, et l’anneau, et l’ultime réplique du cycle, « Zurück vom Ring ! ».
Son pouvoir, alors, n’intéresse plus personne, tous les autres survivants du drame ayant déjà quitté le théâtre, en un long cortège silencieux, qui traverse le parterre. Avec en tête, au bras d’Erda, une Brünnhilde qui vient de refuser de s’immoler, en un ultime sursaut de révolte à l’encontre d’un pouvoir patriarcal toxique !
Difficile, en revanche, de faire revenir les titulaires des rôles de Siegmund et Sieglinde, au cours de ces deux dernières Journées. Déjà figurants silencieux dans Das Rheingold, iIs sont remplacés par deux marionnettes géantes, la réelle magie de la scénographie de Siegfried reposant, d’ailleurs, beaucoup sur la présence continuelle des multiples poupées, très expressives, fabriquées par l’atelier de Marianne Meinl.
Témoins muets des aventures du jeune Siegfried, un couple de loups (Siegmund et Sieglinde), mais aussi Fasolt, les Filles du Rhin, le crapaud Alberich, et même, en cours de route, le dragon Fafner, une fois tronçonné en deux parties par Notung, peuplent un univers faussement enfantin – parcouru, aussi, par un Oiseau aux allures drolatiques d’énorme volaille, dont s’échappe le joli soprano d’Alfheidur Erla Gudmundsdottir.
Une étape, somme toute, scéniquement agréable, mais musicalement inégale, en particulier du fait du manque d’étoffe du Siegfried de Rolf Romei, et de l’état vocal calamiteux du Mime de Karl-Heinz Brandt, qui ne fait plus que parler et aboyer, au lieu de chanter.
Après ce Siegfried d’un abord scénique aisé, Götterdämmerung s’égare, malheureusement, dans de multiples méandres, la complexité du concept devenant même dissuasive. Car tout, ici, n’est vraiment pas de l’extraordinaire niveau dramatique de la scène de Waltraute – Jasmin Etezadzadeh, dotée d’un volume hors du commun –, qui arrive escortée par toutes ses sœurs Walkyries, pour une confrontation avec Brünnhilde nettement plus intense que d’habitude.
Un sommet qui fait paraître d’autres scènes d’autant plus faibles, en comparaison, en particulier au III – desservi, de surcroît, par un Rolf Romei fatigué, qui, à ce stade de la soirée, ne parvient plus du tout à entretenir l’illusion qu’il peut chanter un Siegfried crédible.
Dernier point difficilement admissible : le premier entracte n’intervient qu’après la confrontation entre Alberich et Hagen, ici directement enchaînée au I, et qui devient vraiment le quart d’heure de trop. Qu’importe, dès lors, que tant Andrew Murphy que Patrick Zielke manquent d’envergure pour leurs rôles respectifs, puisque plus personne ne les écoute !
Et pourquoi ce raccord absurde ? Simplement pour autoriser un bref jeu de scène avec une tronçonneuse – on commence à abattre les grands arbres du décor, pour faire de la place pour la fête de mariage, qui débute, donc, directement après l’entracte.
Jonathan Nott s’est, de toute façon, déjà montré très docile, au cours de ce projet qui l’enfouit, avec tout son orchestre, sous la scène, le son des instruments ne pouvant plus sortir que par une large grille, sur laquelle marchent les chanteurs. Si ce dispositif a été un peu retravaillé, sur le plan acoustique, l’ensemble continue à manquer d’ampleur. Et puis, une emprise plus directe du chef fait toujours défaut sur une distribution, qui ne peut le suivre que par écrans interposés.
Un Ring qui ne laisse, donc, que peu de souvenirs musicaux marquants, et dont l’urgence théâtrale, parfois indéniable, mériterait, au moins pour le dernier volet, d’utiles élagages et aménagements.
LAURENT BARTHEL