Teatro Regio, 25 octobre
Aussi étrange que cela puisse paraître, le seul cinéaste français à avoir porté l’héroïne de l’abbé Prévost, à l’écran, reste Henri-Georges Clouzot, avec Manon, en 1949. Mais c’est dans un autre film de ce dernier, La Vérité (1960), qu’est puisée la matière de ce deuxième volet de la trilogie « Manon Manon Manon ». Arnaud Bernard mêle, ici, l’esprit tourmenté de l’héroïne de Massenet à l’aura féline de Brigitte Bardot, en s’appuyant sur quelques séquences emblématiques de La Vérité.
Dès le Prélude, et à chaque changement de tableau, des extraits en sont projetés à l’écran, avant que le rideau ne s’ouvre sur des décors reproduisant ceux du film, où la protagoniste adopte les attitudes de l’actrice, alias Dominique, jeune femme jugée pour le meurtre de son amant.
Une identification qui souligne le caractère farouche et anticonformiste de l’héroïne, son désir insatiable de plaisir et de liberté, en opposition à la morale traditionnelle, symbolisée par ce décor omniprésent de cour d’assises, qui encadre, tour à tour, des meubles de bistrot, le lit de Manon, un podium de haute couture, les confessionnaux de Saint-Sulpice et des tables de jeu.
Le va-et-vient entre écran et plateau, mené avec fluidité et sans artifice, frappe par sa logique implacable, n’occasionnant que de rares écarts, par rapport au livret de Meilhac & Gille. Le plus marquant se situe à l’hôtel de Transylvanie : pour se venger des humiliations, et même des violences sexuelles, infligées par Guillot, Manon finit par dégainer un pistolet et abattre son ancien amant – geste soudain et libérateur, qui survient au terme d’un tableau magistralement orchestré, où Arnaud Bernard fait grimper la tension jusqu’à son paroxysme.
Évidemment, un alliage aussi radical entre film et opéra assombrit le spectacle, qui baigne, dès le début, dans une atmosphère lourde de pressentiments tragiques. L’effet de gommer les touches de légèreté et la variété d’humeurs se voit même accentué, au Cours-la-Reine, par la regrettable suppression du « Ballet », seul moment où la scène brille d’une lumière éclatante. Le propos n’en reste pas moins solide, pour une production imprégnée d’une énergie dramatique, palpable de bout en bout.
Difficile, en revanche, de trouver son compte dans la partie musicale. D’abord, l’orchestre, souvent envahissant, est desservi par la direction appliquée et mécanique du chef italien Evelino Pido, privilégiant le contrôle à l’élan lyrique ou sensuel. Résultat : une rigidité peu propice au torrent d’émotions qui devrait surgir de la fosse.
Ensuite, la distribution est inégale. Instrument ample, timbre corsé et opulent, mais avare de nuances, la Manon d’Ekaterina Bakanova penche vers un dramatisme exacerbé, même lorsqu’on attend élégance et désinvolture – comme au Cours-la-Reine, où l’émission durcie, la diction laborieuse et l’agilité problématique l’empêchent d’égaler, vocalement, le charme de sa présence scénique.
Atalla Ayan est, quant à lui, un Chevalier des Grieux vaillant, mais dépourvu de séduction, qu’une émission constamment forcée et une ligne tendue tirent vers le vérisme. Si le Lescaut de Björn Bürger sauve la mise, grâce à son jeu éloquent et sa projection exemplaire, on oubliera la prononciation approximative et l’intonation erratique de Roberto Scandiuzzi, pour ne retenir que son impressionnante autorité, dans le Comte des Grieux.
Les seconds rôles, bien que cantonnés à un jeu plutôt convenu, parfois caricatural – par exemple, Thomas Morris, Guillot hyperactif et survolté –, sont exemplaires d’engagement. Tous contribuent au succès théâtral d’une mise en scène qui, sans être révolutionnaire, établit un parallèle entre opéra et cinéma, à un degré d’évidence rarement égalé.
PAOLO PIRO