Cinq ans après leur rencontre, au Festival d’Aix-en-Provence, autour du Requiem de Mozart, Raphaël Pichon retrouve, au DNO d’Amsterdam, du 15 au 21 novembre, Romeo Castellucci, pour une véritable création – à l’instar du Samson élaboré, d’après Rameau, par le chef français et Claus Guth, toujours au Théâtre de l’Archevêché, en juillet dernier –, intitulée Le lacrime di Eros (Les Larmes d’Éros).
D’abord attendu en janvier 2022, mais annulé à la dernière minute, en raison de la crise sanitaire, ce projet trouve son origine dans un double CD, enregistré chez Harmonia Mundi, en 2016, sous le titre Stravaganza d’amore ! (voir O. M. n° 130 p. 80 de juillet-août 2017), dans lequel le fondateur de l’ensemble Pygmalion mettait en lumière tout un pan méconnu du répertoire italien de la fin du XVIe siècle, jusqu’à l’invention du « dramma per musica », au tournant du XVIIe.
Une époque fastueuse, où les grandes familles du temps cherchaient à briller, en donnant des moyens de plus en plus inconsidérés à des collectifs d’artistes, pour créer des spectacles, où toute forme d’expression devait pouvoir trouver sa place sur scène. De là émergera la forme « opéra », fantasmant la tragédie grecque par le fait de faire revivre l’idéal d’une fusion entre les paroles et la musique.
Raphaël Pichon cite, en exemple, La Pellegrina (Florence, 1589), pièce de théâtre de Girolamo Bargagli, ponctuée d’intermèdes musicaux, qui apparaît comme l’acmé, non seulement des semaines de festivités, organisées à l’occasion du mariage de Ferdinand Ier de Médicis et Christine de Lorraine, mais aussi d’un monde « renaissant », et délirant. Le projet amstellodamois présente des noms de compositeurs tombés dans l’oubli, comme Francesco Corteccia, Cristofano Malvezzi…
Une longue liste de musiciens développant un langage d’une grande liberté, qui mêle la plus petite formation et l’immensité du « consort », avec une fosse peuplée d’instruments aussi insolites qu’un ensemble de cornemuses et autres doulcianes – ancêtres du basson –, qu’on retrouvera au sein d’un effectif baroque traditionnel.
Romeo Castellucci a cherché, de son côté, à reproduire l’illusion et l’expérience immersive de ces spectacles, en faisant intervenir son fidèle collaborateur, le musicien américain Scott Gibbons (né en 1969), chargé de travailler sur des algorithmes capables de modifier l’acoustique en temps réel, selon la technique du « sound mapping ». Il s’agit de mêler, à la musique instrumentale et aux pièces vocales, des éléments électroniques, pouvant dissocier l’ouïe et la vue, en créant de grands effets, comme ceux du tournoiement du son dans l’espace ou d’une écoute plongée sous l’eau…
Sur scène, point d’animaux sauvages, de naumachie, de vaporisation d’odeurs ou de rampes d’éclairages, comme à l’époque des Médicis, mais des interventions emblématiques de Romeo Castellucci, autour de la projection d’images. Le plasticien italien décrit le projet en ces termes : « La Renaissance a commencé avec la redécouverte de l’Antiquité classique. Je prends le terme « Renaissance » au sens littéral, en cherchant à faire renaître l’opéra comme une forme d’art, à laquelle viennent se mêler les ressources théâtrales, dont on dispose aujourd’hui. »
Organisé en une suite de « livres », selon une nomenclature authentiquement madrigalesque, Le lacrime di Eros reprend, en italien, le titre de l’ouvrage éponyme de Georges Bataille, paru en 1961. Romeo Castellucci s’inspire de cet essai philosophique, pour proposer un véritable parcours en images, comme autant de regards sur l’expression contemporaine de l’Amour.
Pas de narration, à proprement parler, mais des figures comme celle d’Orphée (Orfeo), autre « pleureur » et amoureux célèbre. Se saisissant de ce catalogue d’airs, comme les fragments épars d’un miroir brisé, Romeo Castellucci a construit un « storyboard », avec un berger, une nymphe, un poète et une messagère. Autant de personnages emblématiques, avec, derrière eux, l’ensemble Pygmalion (chœur et orchestre).
Au cœur de ce paysage sonore, alternant moments de réjouissance et de lamentation, le quatuor de solistes est composé de personnalités marquantes : la soprano trinidadienne Jeanine De Bique (La Ninfa) ; la mezzo française Katia Ledoux (La Messaggiera), particulièrement remarquée en Geneviève, dans Pelléas et Mélisande, déjà au DNO, en 2019 ; le ténor américain Zachary Wilder (Il Pastore), idéalement rompu à ce répertoire ; et le baryton hongrois Gyula Orendt (Il Poeta), qui nous a, entre autres, laissé le souvenir d’un saisissant Orfeo de Monteverdi.
De quoi relever tous les défis et promesses de ce nouveau spectacle, dont la réunion attendue de ses deux concepteurs attise les plus grands espoirs !
DAVID VERDIER