Aussi célèbre, à Venise, que son contemporain Vivaldi, Baldassare Galuppi (1706-1785) revient à l’affiche, à la faveur des représentations de L’uomo femina – ou femmina, comme indiqué sur le livret imprimé pour la création, en 1762, au Teatro San Moisè –, qui seront données à l’Opéra de Dijon, du 7 au 9 novembre, au Théâtre de Caen, les 15 et 16 novembre, puis à l’Opéra Royal de Versailles, du 13 au 15 décembre.
« Admiré par Casanova, défendu par Rousseau, Galuppi a rencontré Carl Philipp Emanuel Bach, à Berlin, et a été, de 1765 à 1768, compositeur à la cour de Catherine II de Russie », raconte le chef français Vincent Dumestre, qui a retrouvé la partition de ce « dramma giocoso » à la Biblioteca da Ajuda, à Lisbonne. Elle s’y trouvait dans un excellent état, sous forme de microfilm.
Le livret, dû à Pietro Chiari, met en scène deux naufragés, qui se retrouvent sur une île gouvernée par les femmes, où les hommes sont dociles et font preuve de coquetterie. Renversement des valeurs et des conventions, typique de l’esprit du carnaval : « Il est possible, aussi, de se référer à certaines versions du mythe d’Omphale », précise le fondateur de l’ensemble Le Poème Harmonique.
Agnès Jaoui cite, de son côté, des références complémentaires : L’Île des esclaves de Marivaux, ou encore le peuple mythique des Amazones. « Après Tosca, dans le cadre d’ »Opéra en Plein Air », en 2019, ce sera ma première mise en scène lyrique dans un lieu fermé. »
Outre son expérience au théâtre et au cinéma, et le premier livre qu’elle vient de publier (La Taille de nos seins, Grasset), la comédienne et scénariste française connaît bien la voix, et la manière dont elle dialogue avec les instruments. Elle fait partie de l’ensemble Canto Allegre, qui se produit avec l’orchestre Carabanchel, dont le contrebassiste, Simon Guidicelli, par ailleurs coordinateur artistique pour Le Poème Harmonique, a soufflé son nom à Vincent Dumestre.
« Avec L’uomo femina, poursuit Agnès Jaoui, nous sommes dans l’inconnu ; tout est à inventer, il s’agit quasiment d’une création, et je la veux joyeuse et drôle. » Notre époque aborde-t-elle, avec trop de sérieux, des questions que le XVIIIe siècle traitait avec légèreté ?
« C’est la preuve que rien n’est nouveau sous le soleil, que rien n’est jamais acquis. En imaginant ma mise en scène, je n’ai pas eu envie de donner dans la caricature. Il n’y aura ni drag queen, ni homme déguisé en femme. Avec Pierre-Jean Larroque, le costumier, nous avons tenté d’imaginer comment les femmes auraient habillé les hommes, afin de les pousser à éprouver du désir pour elles… »
Agnès Jaoui poursuit : « Le grand problème de la femme, depuis toujours, c’est qu’elle est entravée par ses vêtements : les collants et les décolletés lui donnent froid, les talons hauts l’empêchent de marcher. Quant au décor, il sera, notamment, inspiré du Maghreb, pour évoquer le harem. Avec Alban Ho Van, nous nous sommes demandé s’il était possible de concevoir une architecture, qu’on pourrait qualifier de féminine. »
Musicalement, à quoi ressemble cet Uomo femina ? « Galuppi quitte les codes de l’ »opera seria« , et notamment le da capo », reprend Vincent Dumestre, « au profit d’un ouvrage vif, tonique, fait d’un fondu enchaîné constant, où les airs sont courts : l’une des cavatines ne dure que vingt-quatre secondes ! Le continuo, avec clavecin, théorbe et mandoline, est très coloré. L’orchestre, léger, comprend les cordes, des hautbois et des cors. Il n’y a pas de chœur, mais Galuppi a écrit des duos et des trios ; et les tutti des fins d’actes sont pleins d’énergie, comme chez Mozart. »
Trois voix masculines, trois voix féminines : Galuppi a-t-il réuni six couleurs différentes ? « Les tessitures des femmes sont relativement proches, preuve qu’elles sont toutes dominatrices », continue Vincent Dumestre. « Eva Zaïcik (Cretidea), Lucile Richardot (Ramira) et Victoire Bunel (Cassandra) sont, toutes les trois, des mezzo-sopranos. Les naufragés, qui viennent de l’autre monde – celui du patriarcat –, reproduisent, quant à eux, le schéma maître/valet. Le premier, Roberto, est interprété par Victor Sicard, baryton léger ; le ténor François Rougier chante le second, Giannino. On aurait pu imaginer que Gelsomino, le favori royal, soit un contre-ténor : eh bien non, c’est un baryton, tessiture mâle par excellence, qui revient à Anas Séguin. »
Au dernier acte de l’opéra, tout semble rentrer dans l’ordre. Mais, à la toute fin, le livret laisse entendre que ce n’est là que partie remise : « Qui bien raisonne, et qui a bon flair/Peut comprendre sans hésitation/Ce que l’Auteur a voulu dire. » Le « siècle des femmes » (« Il secolo delle donne »), comme l’appelait Pietro Chiari, doit advenir un jour ou l’autre !
CHRISTIAN WASSELIN