Éditorial L’ère du « bankable »
Éditorial

L’ère du « bankable »

05/11/2024
Sonya Yoncheva. © Javier del Real

Mais pourquoi donc de plus en plus de chanteurs fondent-ils leur propre label discographique ? Le phénomène, certes, n’a rien de récent et l’on se souvient de la firme Nightingale Classics, aujourd’hui disparue, créée par la regrettée Edita Gruberova, au tournant des années 1980-1990. Mais il s’est accéléré récemment, des vedettes du calibre de Sonya Yoncheva et Juan Diego Florez emboîtant le pas à Marina Rebeka, à l’origine de Prima Classic.

La réponse saute aux yeux : les intéressés ne sont plus satisfaits de leur collaboration avec la maison de disques, à laquelle ils sont liés. Ou, plutôt, « les » maisons, puisque, avant de se résoudre au choix de l’indépendance, ils en essaient plusieurs. Les motifs de cette insatisfaction sont divers : refus répétés de projets auxquels ils tiennent ; difficultés à intervenir sur les conditions d’enregistrement (rythme et durée des sessions, nombre de prises), puis sur le résultat final…

La plupart de leurs collègues, confrontés aux mêmes problèmes, préfèrent autoproduire leurs albums, avec le concours de mécènes disposés à leur emboîter le pas, puis vont frapper à la porte des multinationales et/ou des labels indépendants, pour en assurer l’édition et la diffusion. Vous seriez ainsi surpris, chers lecteurs, par le nombre de CD, chroniqués dans Opéra Magazine, ces dernières années, que vos chanteurs préférés, y compris les plus grands, ont eux-mêmes financés !

Il ne s’agit pas de jeter la pierre aux labels : dans la situation actuelle du marché, plus particulièrement dans l’univers de l’opéra et de la mélodie, engager les frais d’une intégrale de studio, ou même d’un récital, revient, souvent, à travailler à perte. Certains l’acceptent, pour des artistes et des projets dans lesquels ils croient dur comme fer, mais ils veillent à compenser la perte avec d’autres disques plus rentables, par exemple dans le secteur du crossover . Dit autrement, les uns servent à financer les autres.

Vous trouverez plus loin, dans nos pages « Guide », le compte rendu, fort élogieux, du premier CD du label Juan Diego Florez Records. Pour cet album, baptisé Zarzuela, le ténor austro-péruvien a mis les petits plats dans les grands : un enregistrement d’une haute qualité technique et artistique, présenté dans un luxueux écrin, avec textes de présentation, paroles des airs et biographies, en espagnol et en anglais.

Pourquoi ne sort-il pas chez Sony Classical, firme à laquelle Juan Diego Florez était lié depuis 2016, après avoir passé quinze ans chez Decca ? La réponse, c’est certain, se trouve dans les motifs énumérés plus haut, d’autant que la « zarzuela » est un répertoire qui peut, légitimement, faire peur à une mutinationale, tant il trouve peu d’écho hors d’Espagne et d’Amérique latine.

Sonya Yoncheva était, elle aussi, chez Sony Classical, jusqu’à il y a trois ans, quand elle a créé le label SY11 Productions, inauguré avec un programme d’airs d’opéra, intitulé The Courtesan. Le prochain opus arrive bientôt : George, recueil de mélodies de Chopin, Liszt, Offenbach, Pauline Viardot…, conçu comme un hommage à George Sand. Personnellement, je trouve l’idée formidable. Mais il est plus que probable que Sony Classical n’en aurait pas voulu, même avec la diva bulgare en tête d’affiche.

Pour ma génération, George Sand est une figure incontournable de la littérature, qui m’a accompagné de l’école, avec l’étude de La Mare au diable, à l’âge adulte, en raison de ses liens avec les principaux compositeurs et chanteurs de son époque. Je ne suis pas certain qu’il en aille de même pour les moins de 40 ans… Aujourd’hui, il faut être « bankable » – comme on dit en affreux franglais – et, à moins que je ne me trompe, la romancière française ne l’est pas – ou, du moins, pas suffisamment pour faire vendre des milliers de disques.

Peut-être Sonya Yoncheva aurait-elle dû attendre la sortie d’une nouvelle adaptation cinématographique ou télévisuelle d’un des ouvrages de George Sand, de préférence avec une vedette consacrée du « septième art », pour publier son album… On a vu, en 2024, à quel point le succès du Comte de Monte-Cristo de Matthieu Delaporte et Alexandre de La Patellière, avec Pierre Niney dans le rôle-titre, a remis à la mode Alexandre Dumas, dont certains, parmi la jeune génération, ignoraient jusqu’au nom !

RICHARD MARTET

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