Entretien du mois Emily D’Angelo
Entretien du mois

Emily D’Angelo

01/10/2024
Ariodante à Paris (2023). © Opéra National de Paris/Agathe Poupeney

Paris l’a découverte en Rosina (Il barbiere di Siviglia), puis acclamée dans ces rôles travestis qui lui collent à la voix, mezzo charnu, entre ombre et lumière, autant qu’à la silhouette. Un superbe Ariodante de Haendel, au Palais Garnier, au printemps 2023, surtout, dont l’éblouissant « Dopo notte » résonnait comme un écho à la finale d’« Operalia », en 2018, où elle raflait, pour la première fois dans l’histoire du Concours, pas moins de quatre prix – exploit inégalé depuis. Voilà qui lance une carrière, plus qu’enviable déjà, et qui s’enrichira, en janvier 2025, de son premier Octavian (Der Rosenkavalier), à Berlin. Alors qu’est paru, le 30 août dernier, en version digitale, Freezing, son deuxième album solo, chez Deutsche Grammophon, la saison de la mezzo-soprano canadienne vient de débuter, au Metropolitan Opera de New York, dans Grounded de Jeanine Tesori, qu’elle a créé, en octobre 2023, au Washington National Opera. Et qui aura les honneurs d’une retransmission dans les cinémas, en direct et en haute définition, par Pathé Live, le 19 octobre.

Jess, la protagoniste de Grounded, est une pilote de l’US Air Force qui, après la naissance de son enfant, se retrouve à devoir faire la guerre à distance, derrière un écran, en tirant depuis sa cabine sur les cibles que sa hiérarchie lui communique. Comment vous êtes-vous plongée dans ce personnage peu commun ?

Avant toute chose, j’ai lu et étudié la pièce de George Brant, car le matériel source est souvent le meilleur moyen de connaître un personnage. George est, également, le librettiste de l’opéra. Il a été d’un soutien précieux, avec la compositrice Jeanine Tesori, pendant tout le processus d’élaboration, tant à la création, au Washington National Opera, le 28 octobre 2023, qu’ici, au Metropolitan Opera de New York (1). Dans la pièce originale, il n’y a qu’un unique personnage, celui de Jess ; on apprend à connaître tous les autres, à travers son seul point de vue. Dans l’opéra, ces derniers sont incarnés, séparément, par plusieurs chanteurs. Malgré sa contemporanéité, l’histoire de Grounded reste atemporelle, car elle traite des relations humaines, de l’équilibre entre travail et vie personnelle. À Washington, nous avons eu la chance de pouvoir côtoyer des familles de vétérans, qui ont vécu directement la réalité de cette œuvre.

Comment avez-vous travaillé avec Jeanine Tesori ?

Nous nous sommes rencontrées, avant même qu’elle ne commence à composer. Dès que ma participation à la production a été confirmée, je l’ai invitée à un cours de chant. Avec mon professeur, nous avons passé beaucoup de temps à lui montrer les possibilités de ma voix, là où je me sentais le plus à l’aise, l’étendue des registres, tous les extrêmes possibles. Nous avons été en contact par la suite, mais elle aime écrire de son côté, en un seul bloc, dans un phare au milieu de nulle part, seule avec ses pensées et son esprit génial ! Jusqu’à ce qu’elle me montre l’intégralité de l’acte I, à l’été 2021. J’ai été très impressionnée. Et puis, le reste de la partition est arrivé. Depuis, Jeanine continue à porter le projet à bras-le-corps. Sa musique est superbe, très variée, et évolue beaucoup au cours de l’œuvre.


Avec Jeanine Tesori, compositrice de Grounded. © Met Opera/Jonathan Tichler

La direction musicale, assurée par Yannick Nézet-Séguin, et la majeure partie de la distribution sont renouvelées, pour les représentations du Met. Est-ce un travail complètement nouveau ?

Nous ne repartons, bien sûr, pas de zéro. L’expérience de Washington nous a menés là où nous en sommes aujourd’hui, mais nous nous efforçons de ne pas nous enfermer dans une façon de faire, sous prétexte qu’elle a déjà fonctionné. La partition, le livret, mais aussi la mise en scène de Michael Mayer ont, déjà, un peu changé. Bien que garants de leur vision, Jeanine Tesori et George Brant peuvent changer d’avis, s’ils apprécient les propositions des chanteurs. C’est un passionnant processus collaboratif ! Je me souviens avoir dit, à Washington, que ce que nous y avions acquis continuerait à nous suivre. J’avais vraiment envie de l’emporter dans mes valises, à New York. C’est, justement, ce qui apporte du sens et de la profondeur à cette production du Met.

Jess vit les événements selon sa propre perspective, devant un écran. Il est assez inhabituel, à l’opéra, d’évoluer non pas aux côtés d’autres personnages, mais face à soi-même, de surcroît avec un trouble de stress post-traumatique, clairement inscrit dans le livret…

L’expérience de Jess est, en effet, fondamentalement solitaire, et reliée aux mécanismes de son cerveau, malgré la présence du jeune Sensor, qui contrôle les caméras des drones. À l’opéra, les airs ont toujours été des moments d’expression, dans un temps long, étiré et suspendu, des pensées profondes d’un personnage. Grounded nous fait plonger dans l’imagination de Jess ; on regarde, littéralement, en elle. La forme lyrique allait donc complètement de soi. Dans « Scherza infida », Haendel fait chanter Ariodante une dizaine de minutes, seul en scène, sur son cœur brisé. Ce répertoire, que je pratique régulièrement, n’aurait pas pu mieux me préparer à une œuvre telle que celle-ci. Dans la partition, la personnalité de Jess est divisée en deux voix – Jess et Also Jess, incarnée, au Met, par la soprano américaine Ellie Dehn –, qui commencent sur la même note, puis prennent des directions distinctes, dans des événements musicaux concentrés sur un laps de temps très court. Vocalement et corporellement, nous devons représenter, à la fois, un horizon commun et une divergence.

« Le micro est parfois propice à de plus petits morceaux de vérité, alors que sur une scène d’opéra,
il faut tout donner. »
Emily D’Angelo

Comment rester spontanée sur scène, alors que ce temps musical est si différent du nôtre, dans le monde réel ?

Sur scène, on sent, en effet, que le temps avance différemment. Je ne m’étonne pas de mettre un quart d’heure à mourir, en chantant dans l’aigu, justement parce que je vis le moment, absorbée dans ce temps autre ! Je suis, à la fois, présente et à même de laisser aller les choses. Il faut être capable de comprendre suffisamment ce que le personnage traverse, pour le jouer de la manière la plus spontanée possible. C’est le fruit de beaucoup de travail personnel et de répétitions. On doit juste accepter la réalité de la scène comme une réalité absolue, et se déplacer dans les décors comme s’ils étaient vrais. Quand tout passe par l’imagination, la conscience du corps permet d’accomplir de nombreuses choses, qui paraîtraient physiquement impossibles dans la vraie vie. On devient, en quelque sorte, des X-Men !

Votre premier album solo, Enargeia (Deutsche Grammophon), suivait une ligne continue, autour de la figure d’Hildegard von Bingen, à partir d’œuvres de compositrices, étalées sur dix siècles. Dans votre deuxième, Freezing (id.), qui va de John Dowland à Jeanine Tesori, vous utilisez votre voix de manière moins lyrique. Un disque est-il, pour vous, un objet unique, distinct de la scène ?

Absolument ! Un disque doit être, selon moi, une constellation de sons et de textes, qui fonctionnent comme un ensemble cohérent, et surtout sincère. J’aime qu’il s’agisse d’un objet singulier, neuf, avec une expérience d’écoute. Il y a une inspiration de départ, qui évolue ensuite, naturellement, et grandit, autrement. Je choisis moi-même les œuvres du programme, ainsi que les personnes avec lesquelles je travaille. Avec une équipe formidable et une musique qui met tout le monde d’accord, on fait des merveilles ! Un projet autour de la vocalité est un peu similaire à l’origine du son chanté ; on peut l’étirer, le rétrécir, le rendre plus lyrique. Le micro est  parfois propice à de plus petits morceaux de vérité, alors que sur une scène d’opéra, il faut tout donner. Dans les deux cas, le plus important est de garder conscience de la façon de traverser cette vérité, de rester organique, avec ce petit espace de potentiel infini.

Ces deux récitals détonnent, en tout cas, dans le paysage des albums lyriques. Pensez-vous que l’industrie du disque ait, aujourd’hui, besoin d’une nouvelle ambition ?

C’est une industrie qui change – et ne rapporte plus autant d’argent que par le passé. On n’a plus nécessairement besoin d’un label ou d’un studio prestigieux, pour produire un excellent album. Il existe, aujourd’hui, des technologies et des moyens matériels, qui peuvent répondre aux besoins de nombreux projets, à petite ou grande échelle. Dans ce cadre, je trouve encourageant que l’industrie du disque soutienne des programmes sortant de l’ordinaire. Aujourd’hui, une anthologie d’airs célèbres ne m’intéresserait pas vraiment, sauf si elle comportait un fil rouge. J’aime le sur-mesure, pensé en termes de répertoire et de son, comme une entité particulière pour le public, et non comme un méli-mélo.


Dorabella dans Cosi fan tutte, à Milan (2021). © Teatro alla Scala/Brescia/Amisano

Vous dites que vous avez commencé à chanter avant de parler. Le discours à travers le chant est-il, selon vous, plus à même de transmettre des émotions ?

La voix parlée et la voix chantée sont, pour le discours, les deux faces d’une même pièce. Quand je jouais du violoncelle, on me disait : « Chante avec ton instrument ! » Mais, durant mes études de chant, combien de fois ai-je entendu : « Joue du violoncelle avec ta voix ! » ? C’est un aller-retour perpétuel. Pendant la composition de Grounded, Jeanine Tesori voulait nous entendre « dire » le livret. Nous avons fait une lecture pour comprendre les motifs, le langage musical, la prosodie et les inflexions qui épousaient le rythme des syllabes et des mots, en fonction de ce qu’elle voulait souligner, à chaque moment. Il faut savoir dire les mots pour pouvoir chanter, et, sans doute, savoir chanter les mots pour pouvoir les dire précisément, la finalité étant la vérité de l’interprétation.

Peu après les quatre prix récoltés à « Operalia », en 2018, vous étiez déjà engagée par des théâtres prestigieux. L’émulation des concours de chant prépare-t-elle, d’une certaine façon, à la scène ?

Là aussi, les deux se nourrissent. Lorsque j’ai commencé à faire beaucoup de concours, dont « Operalia », j’avais déjà connu l’expérience de la scène – certes sans commune mesure avec celle que j’ai aujourd’hui –, et pouvais la mettre à profit dans cet autre contexte. Il est, finalement, assez similaire de chanter, en tant qu’interprète d’« Una voce poco fa » (Il barbiere di Siviglia), pour une poignée de personnes, chargées de juger une prestation, et pour un public de trois mille spectateurs, venus pour recevoir une histoire. Je m’efforce juste de faire de la musique, en toutes circonstances, le mieux possible. Je ne me dis pas que je suis dans un concours, et que je dois gagner. Sinon, à penser à la concurrence entre les candidats, et à la nécessité des compétitions dans une carrière, il y a de quoi vite devenir folle !


Sesto dans Giulio Cesare, à Paris (2024). © Opéra National de Paris/Vincent Pontet

Vous allez faire vos débuts en Octavian (Der Rosenkavalier), en janvier 2025, au Staatsoper Unter den Linden de Berlin, avant de le reprendre, en juin, au Staatsoper de Vienne. Est-ce un nouveau départ vers l’opéra allemand ?

J’ai hâte, même si ce n’est pas une mince affaire ! C’est un emploi assez lourd, mais aussi l’un des plus beaux personnages qu’il m’ait été donné de jouer, avec une musique extraordinaire. Je pense, en effet, qu’Octavian me fera évoluer vers d’autres rôles en allemand, et je m’en réjouis. Pour moi, ce répertoire ne tombe pas non plus du ciel, car je chante déjà beaucoup de lieder. Arriver à ce point, où je me sens prête à prendre ce virage, vocalement, linguistiquement, m’a demandé beaucoup de travail. Scéniquement, je ne l’aurais sûrement pas abordé de cette façon, si j’avais entrepris ce cheminement plus tôt.

On vous sait fascinée par Parsifal et Siegfried. Vous projetez-vous déjà dans un avenir wagnérien ?

Cela m’amuse qu’on commence à me poser cette question… Je ne sais même pas ce que je ferai dans quelques années ! Il y a, autour de Wagner, une sorte d’aura magique. Je suis très heureuse d’écouter ses opéras, mais de là à les chanter, c’est tout autre chose – sauf, peut-être, l’une des trois Filles du Rhin, dans Das Rheingold et Götterdämmerung. Je ne pourrais pas interpréter d’autres rôles wagnériens, du moins pas pour l’instant. En revanche, j’aimerais énormément aborder les Wesendonck-Lieder, qui me sont accessibles dès maintenant.

Chez Mozart, vous avez, jusqu’à présent, chanté les rôles de la maturité, qu’ils soient masculins – Idamante (Idomeneo), Cherubino (Le nozze di Figaro), Annio, puis Sesto (La clemenza di Tito) – ou féminins – Donna Elvira (Don Giovanni) et Dorabella (Cosi fan tutte). Êtes-vous moins attirée par ses opéras de jeunesse, comme Mitridate et Lucio Silla ?

Ces deux opéras sont moins joués, et l’occasion ne s’est jamais vraiment présentée à moi. Pour les avoir tout de même parcourus, je trouve que les rôles de Sifare et Cecilio tendent à pousser assez loin les aigus. La différence entre soprano et mezzo est assez floue ! Dorabella et Idamante sont ma limite, en quelque sorte. En tant que mezzo-soprano, je me sens bien plus à l’aise dans le répertoire que j’ai interprété jusqu’à présent. Qui sait, si quelque chose se présente… car je ne refuse jamais Mozart !


Le Prince Charmant dans Cendrillon de Massenet, à New York (2021). © Karen Almond/Met Opera

Comptez-vous explorer davantage l’opéra français, après le Prince Charmant (Cendrillon de Massenet) – que vous avez abordé au Met, en décembre 2021, dans une version abrégée, en anglais – et Siébel (Faust) ?

Ni Charlotte (Werther), ni Carmen ne sont, pour le moment, dans mon radar, mais je vais, bientôt, chanter des rôles du même type que Siébel. J’adore l’opéra français ! C’est une bien autre « bête », avec des personnages singuliers, qui demandent une vocalité très particulière. Néanmoins, quand on fait le Compositeur (Ariadne auf Naxos) et Octavian, Charlotte et Carmen, quelle place reste-t-il pour Haendel et Mozart ? Je veux les conserver, tous deux, au cœur de mon répertoire, aussi longtemps que je le pourrai, car ils ont toujours été là pour moi ! Je souhaite rythmer calmement mes saisons, puis une fois, de temps en temps, ajouter un nouveau grand rôle. Le changement de personnage, de langue ou d’époque de composition, me fait toujours du bien, pour garder la voix flexible et fraîche.

Quelle place un rôle peut-il prendre dans votre vie personnelle ?

Cela dépend vraiment lequel, mais un rôle a clairement un effet sur le cerveau. La déconnexion est plus difficile, lorsqu’il est de nature plus intense. Jess, dans Grounded, me prend pas mal d’espace mental. Parfois, je n’arrive pas à me sortir le personnage de la tête ; j’en rêve la nuit. J’essaie de décompresser et de me « débrancher », en écoutant des podcasts, en lisant, ou en regardant des choses insignifiantes à la télévision. Il arrive que le cerveau ne soit plus disponible, après une journée de répétitions, ce qui permet de digérer le travail, et donc d’amener de nouvelles idées, le lendemain. C’est pour cela que j’ai plaisir à revenir à Cherubino, qui a ce plein désir de jeunesse, contrairement aux profonds affects de personnages plus dramatiques. Pour soi-même, aussi, il est bon de varier un peu, d’éviter de toujours mourir, d’être la femme fatale, ou de vivre des choses horribles !

Le monde de l’opéra est devenu une sorte de star-system, comme d’autres versants de la musique actuelle. Vous sentez-vous, par moments, un peu rockstar ?

Non, mais je sais que j’ai beaucoup de chance de voyager et de mener cette existence trépidante. À l’opéra, on ne reste, certes, jamais trop longtemps au même endroit, mais les nouvelles productions permettent d’approfondir toujours davantage, pendant plusieurs mois. Je suis vraiment reconnaissante de voir tant de lieux, et surtout, de pouvoir vivre de ce métier. C’est un immense privilège, qu’il ne faut, en aucun cas, prendre pour acquis. Personne, autour de moi, ne fait carrière pour devenir richissime. À mes débuts, être payée pour ce travail, c’était comme gagner à la loterie !

Propos recueillis par THIBAULT VICQ 

(1) L’entretien a été réalisé le 29 août 2024.

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