Théâtre des Arts, 15 juin
C’est, assurément, l’événement wagnérien de cette fin de saison – une surprise magistrale, qui fait de l’Opéra de Rouen Normandie la scène française qui aura donné un Tristan und Isolde, capable de rivaliser avec les plus grandes productions de ces dix dernières années.
Créée à Gand, en mars 2023 (voir O. M. n° 192 p. 45 de mai), cette nouvelle coproduction avec l’Opera Vlaanderen, imaginée et imagée par le cinéaste français Philippe Grandrieux, avait déjà enthousiasmé notre confrère Patrick Scemama, sensible à cet extraordinaire parti pris, consistant à faire des projections l’écrin expressif d’un chant entièrement noyé dans un flux hypnotique.
Tout converge, ici, depuis le travail de l’image, en passant par la suppression des surtitres, pour plonger le spectateur dans une ivresse où disparaissent, un à un, les repères, sur le modèle exact de ce que Wagner théorisait dans cette phrase, adressée à Nietzsche : « Tristan vous intéressera sûrement. Pas de lunettes. N’écoutez que l’orchestre. »
Empressons-nous d’obéir au compositeur : rarement l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie aura sonné avec autant de souplesse et de volupté, écho d’une lecture proprement dionysiaque, que son directeur musical soutient, avec brio, d’un bout à l’autre de la soirée. Prenant tous les risques, et réussissant toutes les options, Ben Glassberg propulse son effectif dans un continuum d’affects changeants et de lignes crues, osant une dimension cathartique et suicidaire, que peu de chefs peuvent encore chercher dans une telle musique.
Un tel écrin instrumental ne forme, pourtant, que les prémices d’une définition de l’« art total ». Une définition que vient compléter, de la plus belle des manières, un plateau parfaitement équilibré, avec des individualités qui forcent l’admiration. À commencer par l’Isolde de Carla Filipcic Holm, qui réalise une performance de tout premier plan. La voix de la soprano argentine témoigne d’une richesse, de ligne comme de timbre, qui donne au personnage une surface expressive, qu’on pensait réservée à l’adoration perpétuelle des gravures discographiques.
Autre surprise absolue : le Tristan de Daniel Johansson, qui rattrape, en une soirée, le souvenir de performances bien moins définitives. Le ténor suédois possède, ici, une façon de négocier l’intensité d’une projection admirablement dimensionnée à l’émotion d’un phrasé, qu’il aborde, à la fois, comme horizon et point focal.
La mezzo américaine Sasha Cooke offre à Brangäne l’énergie vibrante d’un instrument capable d’émouvoir, du simple murmure aux longues déclinaisons des « Appels » du II. Cette performance superlative trouve un équivalent dans celle de la basse danoise Nicolai Elsberg, Marke dont la blessure intime est saisie par une couleur idéalement maîtrisée et cristalline.
Tout au plus le Kurwenal du baryton américain Cody Quattlebaum pourra sembler moins précis dans ses contours, mais un tel environnement contraint forcément à une exigence, y compris pour les seconds rôles, dont on ne manquera pas de noter l’excellence et la rigueur.
DAVID VERDIER