Marc Minkowski au pupitre, Benjamin Bernheim en poète éthylique, et une galaxie de chanteurs français dans les rôles satellites… De quoi garantir l’esprit de la nouvelle production des Contes d’Hoffmann, présentée, du 13 au 30 août, au Festival de Salzbourg. La metteuse en scène Mariame Clément, qui y fait ses débuts, interroge la figure de l’artiste, à travers le prisme du cinéma.
Avec Marc Minkowski, l’un des plus ardents défenseurs de l’édition de Michael Kaye et Jean-Christophe Keck, au pupitre de cette nouvelle production du Festival de Salzbourg, vous relevez le défi de la version la plus exhaustive, avec récitatifs chantés, des Contes d’Hoffmann…
Cette œuvre est, de toute façon, un défi dramaturgique. Nous avons ici, en effet, davantage de matière musicale, ce qui n’est jamais un mauvais point de départ. J’ai suivi les désirs de Marc Minkowski, qui a déjà dirigé cette version. Travailler avec un chef ayant un instinct de l’économie du spectacle, est très précieux. Je n’ai donc aucune raison de ne pas lui faire confiance, bien au contraire !
Si l’ampleur de l’œuvre est défi, la largeur du plateau, en format cinémascope, du Grosses Festspielhaus l’est tout autant. Comment l’avez-vous apprivoisée ?
Ce processus est toujours très mystérieux, parce qu’il est en partie conscient, et en partie inconscient. Avec ma scénographe, Julia Hansen, nous pensons déjà dans une certaine dimension, sans pour autant nous dire : attention ! C’est quasiment instinctif. On a l’impression, dans les premières étapes du travail, d’être absolument libre, mais, en même temps, cette page blanche est déjà préécrite par beaucoup d’éléments, dont le lieu dans lequel on joue, tant d’un point de vue physique que culturel, le public ayant un horizon d’attente. Les dimensions du plateau représentent un défi, mais aussi une chance, parce que les possibilités scéniques sont immenses.
Avec Les Contes d’Hoffmann, mettez-vous en scène quatre opéras, ou un seul ?
C’est le défi de l’œuvre. Sa structure narrative, avec trois actes équivalents, encadrés par un Prologue et un Épilogue, est séduisante, mais elle nous tend le piège d’éviter de réfléchir vraiment en détail à chaque histoire, à sa spécificité, mais aussi à la continuité. En réalité, ces trois histoires ne me semblent pas du tout équivalentes. Parce qu’il est communément admis – à raison –, que l’acte d’Antonia (le II) est le plus dramatique et le plus intéressant, que celui de Giulietta (le III) est un patchwork, pour des raisons historiques et musicologiques, tandis que celui d’Olympia (le I) est un divertissement, pas du tout de la même nature, y compris dans le rapport au réel. Par ailleurs, les quatre « méchants » n’ont pas du tout la même fonction, d’un acte à l’autre. Si Lindorf (Prologue et Épilogue) est clairement un opposant à Hoffmann, dans le récit-cadre, Coppélius est l’ennemi de Spalanzani, et le héros n’est, dès lors, qu’un dommage collatéral. De même que le Docteur Miracle en a après Crespel, pour des raisons mystérieuses. Le côté très disjoint de ces histoires est renversé à l’extrême dans l’acte « de Venise », où la figure de Dapertutto devient quasiment méphistophélique, en passant un pacte avec Giulietta, pour voler le reflet d’Hoffmann. Cela m’a poussée à sortir des sentiers battus, pour chercher un fil narratif différent. D’autant qu’avec Hoffmann, lui-même, j’avais l’impression d’avoir affaire à un personnage qui n’en est pas un, issu de plusieurs récits différents, cousus ensemble par un « métafil », puisqu’il est, aussi, l’auteur – comme si un jeune prince de Danemark, à l’acte I, était roi d’Écosse, avec une femme très ambitieuse, au II, un gros chevalier déchu, au III, et s’appelait William Shakespeare… Dans les Contes du véritable E. T. A. Hoffmann, celui-ci ne se met pas, lui-même, en scène. Il faut donc travailler sur cette valeur ajoutée. Ce n’est ni un seul, ni quatre opéras : nous sommes quelque part entre les deux ! Il n’en reste pas moins qu’il est difficile de penser Hoffmann autrement que comme un artiste. Mais comment parvenir à en faire un personnage qui en soit vraiment un, et pas seulement dans le Prologue et l’Épilogue ? La solution est dans cette vérité, un peu évidente, qu’un artiste met toujours de lui-même dans ses créations. Non pas un cadre et trois histoires, donc, mais une vie d’artiste, et son œuvre.
Comment cela se traduit-il pour les personnages féminins ?
Il faut aussi prendre la liberté de les traiter différemment, et de sortir du schéma des « trois femmes dans la même femme ». J’ai essayé de tout mettre à nu, pour reconstruire une histoire. Là encore, j’ai tenté de ne pas être astreinte par le miroir aux alouettes de la structure. Ainsi, la femme importante dans la vie de cet artiste est Antonia, et j’ai décidé qu’elle et Stella étaient une seule et même personne. Cette dernière a beaucoup de succès, ce qui n’est pas le cas d’Hoffmann, du moins à cette époque de sa vie. Olympia, quant à elle, appartient à son passé, aux débuts de sa carrière. Reste le problème de Giulietta qui, de même que Dapertutto devient exagérément diabolique, apparaît comme caricaturalement perverse, avec des motivations très obscures et stéréotypées. Alors, pourquoi ne pas en faire une vision paranoïaque d’Hoffmann ? Cet acte IV n’est pas un épisode de sa vie, mais plutôt une radiographie de sa psyché – dont Venise, ce dédale de canaux sombres, est une métaphore –, un condensé de ses angoisses, de ses névroses, et de ce à quoi il attribue ses échecs.
Comment faites-vous cohabiter les dimensions fantastiques, tragiques et comiques de l’œuvre ?
Je suis dans mon élément, car j’adore ce mélange des genres, qui est vraiment une richesse de l’ouvrage. Je trouve touchant, moi qui ai un peu côtoyé Offenbach, qu’il ait, précisément, choisi d’écrire un opéra sur une incarnation de la figure de l’artiste, telle qu’elle s’est construite au XIXe siècle – c’est-à-dire le cliché du poète maudit, torturé, alcoolique, qui atteint son apogée avec Hoffmann, dans cette œuvre portant, en elle-même, la déconstruction de la figure de l’artiste –, alors qu’il en était l’opposé, de son vivant.
Quel art votre Hoffmann pratique-t-il ?
Je voulais un va-et-vient constant entre l’artiste en train de créer, et son œuvre – ce qui implique un travail extrêmement précis de détricotage du texte, phrase par phrase. Pour cela, il fallait une forme artistique impliquant d’autres personnes. Si Hoffmann est tout seul dans sa mansarde, cela ne fonctionne pas. Je n’avais donc pas cinquante solutions ! Théâtre, opéra, cinéma… Je n’avais pas très envie des deux premiers, il restait donc le troisième. Même si j’ai freiné des quatre fers, parce que j’ai l’impression qu’on l’a déjà vu quarante fois ! Mais plus je freinais, plus l’idée s’imposait à moi. Alors, au bout d’un moment, j’ai cédé. Le cinéma naît quelques années après la création des Contes d’Hoffmann, et il y a quelque chose d’émouvant, dans ce passage de flambeau, entre une grande forme artistique, qui domine un siècle, et celle qui va s’imposer au suivant. Et je trouve intéressant que le cinéma soit l’héritier de l’opéra, non seulement historiquement, mais aussi dans les structures de production, et dans cette figure de l’artiste. Où la remise en cause de la toute-puissance de cette dernière a-t-elle commencé, dans la société actuelle, sinon au cinéma ? Je veux montrer Hoffmann en train de réaliser un film, mais pas projeter de la vidéo, qui serait le résultat de ce qu’il tourne, sur scène. La qualité de ce qu’il produit ne m’intéresse pas tellement, au contraire de la nécessité qu’il a de créer. Un film m’a ouvert beaucoup de portes : Ed Wood (1994) de Tim Burton, qui parle d’un très mauvais cinéaste. Dans une scène très émouvante, ce loser total rencontre Orson Welles dans un bar. Ils commencent à bavarder et se rendent compte qu’ils font le même métier, pour les mêmes raisons, et vivent les mêmes dilemmes.
Qui est la Muse dans votre mise en scène ?
C’est, avant tout, Nicklausse, qui préexiste à la métamorphose de la Muse. Une fois que j’ai réalisé cela, je me suis vraiment interrogée sur ce personnage qui, autrement, n’a pas de consistance. C’est un homme, qui accompagne Hoffmann toute sa vie, et est aussi prêt à le seconder, à l’inspirer, à simplement être là quand il faut. Je trouve intéressant qu’il y ait, chez lui, une fluidité de genre. Un ami, qui est peut-être amoureux d’Hoffmann et, parfois, se travestit en femme – car c’est davantage Nicklausse qui s’habille en muse, que l’inverse. Cette figure de l’artiste, dans sa virilité triomphante, a toujours, à ses côtés, cette face B, cette autre image moins clairement masculine, qui ne demande qu’à s’exprimer. Ou qu’à être cachée, refoulée, ignorée, par le grand homme. Mais c’est elle qui, finalement, viendra le ramasser, et faire la fermeture du bar…
Propos recueillis par MEHDI MAHDAVI