Alors que se profile son 60e anniversaire – pas avant le 9 novembre 2025, certes –, le baryton-basse britannique, dont l’éclectisme n’est plus à prouver, évoque déjà, sans coquetterie, sa retraite opératique. Pour se consacrer, peut-être, au « musical », genre dans lequel il a maintes fois fait des étincelles, dans Sweeney Todd, notamment. Pour l’heure, Bryn Terfel n’en reste pas moins l’un des géants de la scène lyrique. Et si Wagner semble derrière lui, il persiste et signe, aussi truculent comédien que bouleversant tragédien, dans quelques-uns des rôles qui ont fait sa gloire. Sans oublier d’en conquérir de nouveaux, comme Don Pizarro (Fidelio), Basilio (Il barbiere di Siviglia), ou encore Aleko, qu’il incarne pour la première fois, jusqu’au 7 juillet, au Grange Park Opera, en endossant, au cours de la même soirée, le costume de Gianni Schicchi. Avant son retour aux Chorégies d’Orange, le 22 juillet, pour une unique version de concert de Tosca, où son Scarpia, déjà légendaire, torturera Aleksandra Kurzak et Roberto Alagna.
Vous disiez, à propos de Scarpia, dans votre précédent entretien accordé à Opéra Magazine, en 2017 (voir O. M. n° 130 p. 14 de juillet-août), qu’il était important d’arriver au bon dosage dans l’acte II de Tosca. L’avez-vous désormais trouvé ?
Oui ! Il ne faut surtout pas surjouer ce personnage démonstratif, dans l’incroyable jeu du chat et de la souris qu’est Tosca. C’est un peu comme faire du vélo très prudemment. La puissance de cet opéra réside dans sa densité, qui demande aux protagonistes de rester en étroite connexion musicale, actifs et minutieux dans leur engagement dramatique, car l’intrigue se tisse constamment entre eux. Le théâtre oriente le rôle de Scarpia. Puccini donne des informations extrêmement précises, dans les harmonies et l’accompagnement instrumental, sur la façon de bouger ou de réagir en scène. Tout est déjà « scénarisé », et l’histoire sonne aussi « vraie », aujourd’hui, qu’il y a plus de cent ans, si bien que, plus on rend abject cet inimitable chef de la police, mieux on l’incarne. Ce n’est pas pour rien qu’aux saluts, le public réagit, presque plus souvent, de façon viscérale, face à Scarpia qu’à Tosca !
Ce côté abject correspond-il à la conduite que vous aimez adopter pour tous les « méchants » du répertoire, dont vous êtes coutumier ?
Chaque « méchant » a son propre fonctionnement et ses failles. Don Giovanni finit par tomber dans l’un des nombreux pièges qu’il a pu éviter, jusqu’alors – d’autant que l’honorable Leporello n’a cessé de le mettre en garde sur son mode de vie. Le Méphisto de Berlioz (La Damnation de Faust) m’apparaît comme un politicien intelligent, à la rhétorique avisée, alors que le rôle, chez Gounod (Faust), tient davantage du caméléon. Quelques « méchants » que j’ai interprétés sont motivés par la vengeance, comme Sweeney Todd. La subtile évolution dramatique de l’œuvre, égrenant les informations sur sa famille, montre que c’est, avant tout, un incompris. En concevant ce « musical » pour une petite salle, Sondheim voulait que les éléments théâtraux – les têtes coupées, le sang qui gicle sur les murs, la diabolique machinerie du fauteuil de barbier – n’existent que pour augmenter le choc de la réalité, perçue par le public. J’ai toujours considéré le travail de chanteur comme celui d’un conteur. Nous suivons au maximum les indications d’un chef d’orchestre ou d’un metteur en scène, qui, lorsqu’elles sont excellentes, égayent la vie de toutes les personnes ayant embarqué sur ce même bateau.
À 15 ans, vous étiez fan de rock. Le charisme sur scène de vos groupes préférés a-t-il inspiré votre présence scénique à l’opéra ?
J’ai un peu volé mes années d’adolescent à mon frère aîné, comme le font souvent les cadets. Il aimait Pink Floyd, Dire Straits, The Police, et donc, moi aussi ! Mais je n’aurais jamais imaginé enregistrer, vingt-cinq ans plus tard, un opéra de Roger Waters, Ça ira (Sony Music, 2005) ou interpréter, avec Sting, la chanson The Green Willow Tree sur mon dernier album en date, Sea Songs (Deutsche Grammophon). C’est presque irréel ! J’ai, bien sûr, fait signer tous mes disques par ces artistes incroyables, et mon frère est devenu assez jaloux des cercles que je fréquentais… Ce sont des géants ; ils sont tellement bons qu’ils évoluent hors de la stratosphère. À l’opéra, nous sommes entourés de conseillers linguistiques, de répétiteurs, de professeurs de chant, de chefs d’orchestre, de metteurs en scène, qui entrent dans notre vie et la font basculer à 360 degrés. Nous devons constamment repenser notre travail, afin d’en recapter l’essence dramatique.
Le secret est-il de rester dans le moment ?
Oh que oui ! Et c’est, précisément, ce que je dis aux chanteurs en début de carrière. Je suis, à présent, un vieux maître, je peux donc les épauler. Surtout depuis la pandémie, puisque les aides aux artistes sont la dernière des priorités des gouvernements ! Maintenant qu’on voit revenir le public, les carrières peuvent repartir. Quand j’écoute ces magnifiques jeunes chanteurs, je me dis que l’époque est glorieuse. Je leur conseille de toujours rester actifs, en audition, à l’écoute de tout ce qu’on peut leur apprendre. Même si on y a brillé, il faut oublier et ne pas se reposer sur ses lauriers. À la première répétition, une base saine de travail personnel permet d’entamer le travail de production, qui consiste à réagir à chaque remarque du chef d’orchestre, à essayer, à expérimenter.
Vous chantez les rôles-titres de deux opéras en un acte, Aleko de Rachmaninov et Gianni Schicchi de Puccini, au cours d’une même soirée, au Grange Park Opera, dans le Surrey, jusqu’au 7 juillet (1). Comment vous êtes-vous préparé à ces représentations entre drame et comédie ?
Pour apprendre Aleko, j’ai beaucoup écouté Dmitri Hvorostovsky – avec qui j’ai remporté le Concours « BBC Singer of the World » de Cardiff, en 1989 – dans la formidable cavatine, qui s’approche presque de « Die Frist ist um » (Der fliegende Holländer) ou « Eri tu » (Un ballo in maschera). Son interprétation est, pour moi, une source intarissable d’inspiration. Depuis sa terrible perte, il nous manque désespérément, et j’aimerais pouvoir lui dire merci de me montrer la voie. Mais, d’une certaine façon, Dmitri est toujours là, car il reste vivant dans notre esprit et notre mémoire. Comédie et tragédie ne sont, finalement, pas si éloignées. Gianni Schicchi n’est pas seulement drôle ; c’est aussi, et surtout, une histoire de manipulation. Après Aleko, les spectateurs auront droit à un superbe dîner ; ils seront donc de très bonne humeur, quand ils reviendront pour Puccini !
Quel est le souvenir le plus heureux de votre carrière ?
Je n’ai jamais été aussi heureux qu’en finissant mon premier Ring, au Metropolitan Opera de New York, ou même seulement Die Walküre, au Covent Garden de Londres, qui étaient, pour moi, l’Everest ! L’un et l’autre m’ont fait l’effet d’un déferlement émotionnel. Je considère le Covent Garden comme l’un des meilleurs Opéras du monde, et je tiens à y être bon. Je me réjouis de n’importe quel rôle qu’on m’y propose, mais je sais que chaque route a une fin, et je dois commencer à penser à autre chose. J’ai toujours réussi à sauter d’un compositeur à l’autre, pendant ma carrière. Mozart, puis Richard Strauss, enfin Wagner, c’était la bonne chose à faire. En tant que baryton-basse, je peux chanter énormément de rôles – sauf chez Verdi, où il n’y a vraiment que Falstaff, qui convienne à ma tessiture. À présent, je sors de Wagner. Je pense faire, peut-être, plus de télévision et de radio, au pays de Galles, pour avoir une autre corde à mon arc, ainsi que du théâtre musical. J’adorerais revenir, comme Chaim Topol l’a fait si magnifiquement, dans le rôle de Tevye (Fiddler on the Roof), que j’ai interprété au Grange Park Opera, puis à Londres, dans le West End, et à New York, à Broadway. J’espère, d’ailleurs, pouvoir participer à des versions de concert de ce « musical », en tournée mondiale, pour avoir de bons souvenirs de mon 60e anniversaire.
Vous évoquiez aussi, il y a quelques années, Les Misérables…
Le bruit a couru que je chanterais Javert, aux côtés de Placido Domingo en Jean Valjean, mais cela ne s’est pas concrétisé, car la tournée européenne aurait nécessité de bloquer six semaines – un temps que Placido n’aurait, évidemment, jamais pu donner. Il n’y a donc pas forcément d’espoir pour Les Misérables, mais je referais Sweeney Todd sans hésiter, et d’autres fantastiques « musicals » m’intéresseraient, comme Camelot – c’est Richard Burton, l’un des plus célèbres enfants du pays de Galles, qui a créé le rôle d’Arthur, à Broadway, en 1960 ! Quand j’arrêterai l’opéra, des projets dans le West End m’attireront sûrement.
Qu’est-ce que permet le micro dans le théâtre musical, qui serait impossible à l’opéra ?
Huit représentations par semaine ! C’est ce que m’a appris la série de Sweeney Todd, en version semi-scénique, à New York, à l’Avery Fisher Hall, en 2014, puis à Londres, à l’English National Opera, l’année suivante. Le micro d’Emma Thompson, ma formidable partenaire, était à sa gauche, et je devais chanter sur sa droite, pour que ma voix ne se mélange pas à la sienne. Avec le micro, on trouve de nouvelles couleurs. On peut chanter de façon plus légère, sans se soucier de la perte du son. Au début de l’acte II, dans la reprise de « Johanna », le personnage suit une ligne mélodique quasi populaire, dans laquelle il parle de sa fille, alors qu’il tue presque autant de monde, en une seule scène, que dans le reste du spectacle ! Cette juxtaposition de l’angélisme et du mal m’a permis d’utiliser le micro à mon avantage. Celui-ci se révèle, également, nécessaire dans les scènes dotées d’une plus grande orchestration. Une voix sans amplification ne pourrait pas passer au-dessus des percussions ou des cuivres, dans un tel « musical ». On est, vraiment, entre les mains de l’ingénieur du son. C’est, en fait, une voix qu’on utilise beaucoup dans les studios d’enregistrement.
Vous interprétez des chansons populaires depuis le début de votre carrière. Qu’est-ce que le monde de l’opéra peut apprendre de ces mélodies traditionnelles ?
Tous les chanteurs devraient commencer avec des mélodies traditionnelles. Mon album Sea Songs présente des chansons de marins, que j’ai apprises dans mon enfance. C’était un honneur de les enregistrer, qui plus est avec le plus petit ensemble de ma carrière. Ce répertoire pour taper du pied m’a formé : Drunken Sailor a été ma route pour le Walhalla ! Au pays de Galles, les chanteurs en début de carrière sont invités à se produire comme solistes, aux côtés de chorales d’hommes, sur un répertoire ni trop ardu, ni trop sérieux, qui puisse faire participer le public : ce sont donc, souvent, des mélodies que nos parents nous chantaient. Ce répertoire et la langue galloise font partie de ma personnalité, de ce que je porte en moi. On donne tout sur scène, mais quand on interprète des chansons de sa terre natale, c’est une émotion différente, liée aux souvenirs d’enfance. Et avec l’âge, les poèmes sont encore plus porteurs de sens.
Plus généralement, la langue maternelle d’un chanteur a-t-elle, selon vous, une incidence sur la façon dont sa carrière évolue ?
J’en suis convaincu. C’est même inscrit dans l’histoire du chant ! Dietrich Fischer-Dieskau a enregistré une multitude de lieder allemands. Pour Dmitri Hvorostovsky, c’était Rachmaninov et Tchaïkovski. Ma langue maternelle, le gallois, a sept voyelles. C’est une belle langue pour le chant, et je pense qu’elle m’a aidé pour l’italien et l’allemand. Pas tellement en français, même si vous avez un répertoire incroyable. J’ai dû choisir le bon coach, pour interpréter les mélodies de Fauré ou de Duparc ! Mais, en effet, en récital, je choisis beaucoup de répertoire gallois, notamment avec ma femme, la harpiste Hannah Stone, car cet instrument nous berce depuis nos jeunes années.
Vous avez un large répertoire de mélodies, riche de langues et d’esthétiques musicales. Est-ce important pour vous ?
Dans Sea Songs, il y a, par exemple, une chanson des îles Shetland, l’un des plus anciens territoires de l’Écosse, à l’ouest de la Norvège. Chanter dans différentes langues m’intéresse profondément. À la Guildhall School of Music and Drama, mon professeur, Rudolf Piernay, avait pour règle de nous faire apprendre un large répertoire de mélodies et de lieder, ce qui nous permettait d’avoir des programmes de récitals déjà prêts, au moment où nous serions lâchés dans l’impitoyable monde extérieur. C’est une palette qu’il faut constamment changer, et l’on n’a jamais fini de se plonger dans ces répertoires. Un autre de mes professeurs, Arthur Reckless, ne m’a, d’abord, fait travailler que des mélodies anglaises ; il ne me laissait pas chanter d’opéra. C’était sa façon de communiquer, de former ma voix de jeune Bryn. Les pièces de Ralph Vaughan Williams, de Gerald Finzi, de John Dowland, de George Butterworth, ont été la base de mon régime pendant trois ans !
Avons-nous l’espoir de vous entendre, un jour, chanter Golaud ?
J’ai vu Pelléas et Mélisande, à Cardiff, en 1992, dirigé par Pierre Boulez, dans une production de Peter Stein. Assister à cet opéra quand on est jeune, c’est vraiment quelque chose. J’ai toujours pensé que ce n’était pas pour moi, que c’était trop difficile à apprendre. Et puis, je vous l’ai dit, chanter en français est un sport de haut niveau ! Golaud est, peut-être, en moi dans les dix prochaines années. Qui sait ? J’ai vu et entendu de grands wagnériens, comme John Tomlinson, dans le rôle. Et mon ami Simon Keenlyside, qui est, à l’origine, un baryton léger, continue à le faire. Il y a donc encore de l’espoir pour que Golaud entre à mon répertoire.
Propos recueillis par THIBAULT VICQ
(1) Cet entretien a été réalisé le 19 avril 2024.