Elbphilharmonie, 2 juin
On sait les liens étroits qui ont uni Kent Nagano à Olivier Messiaen (1908-1992), et le rôle que le chef américain a joué dans la création, à l’Opéra de Paris (Palais Garnier), en 1983, de Saint François d’Assise. On sait, aussi, sa familiarité avec l’œuvre, qu’il a souvent dirigée, et dont il a laissé deux enregistrements discographiques, captés sur le vif, à Utrecht (Krokk, 1986) et Salzbourg (Deutsche Grammophon, 1998). Rien d’étonnant, dès lors, qu’il ait tenu à la proposer au public hambourgeois, avant de céder son poste de directeur musical du Staatsoper, en 2025, à Omer Meir Wellber.
Plus surprenant paraît, en revanche, le choix du lieu. Non pas l’Opernhaus, mais la grande salle de l’Elbphilharmonie, devenue, en quelques années, un véritable emblème de la ville hanséatique. Pour ce qui était annoncé, non comme une simple version de concert, mais comme une véritable proposition théâtrale, avec espace scénique, décors et costumes.
L’espace scénique ? Le plateau est forcément occupé par l’orchestre – quelque cent vingt musiciens, sans même parler des ondes Martenot, installées en surplomb, près des spectateurs. Le spectacle se déploie, donc, dans toute la grande salle du bâtiment conçu par Herzog & de Meuron – 2 100 places disposées en vignoble, comme à la Philharmonie de Berlin ou celle de Paris, et reliées par coursives et escaliers de bois massif. C’est le terrain de prédilection de l’Ange qui, mutin, parcourt sans relâche chaque recoin.
Dans le tableau de « L’Ange Voyageur », on le retrouve à côté du chef, pour ses retentissants martèlements à la porte du monastère. Avant de s’élever à la verticale, peu après, dans une nacelle, pour l’extraordinaire climax du chant de viole de « L’Ange Musicien », où il mime un thérémine, pendant que résonnent les ondes Martenot. Vêtue d’une houppelande de lin beige, maquillée entre théâtre nô et clown triste, la soprano austro-britannique Anna Prohaska incarne le personnage avec simplicité et douceur. La voix, bien timbrée, se projette sans difficulté, d’où qu’elle fuse.
À quelques mètres au-dessus de l’orchestre, deux passerelles métalliques, partant des terrasses du public derrière la scène, ont été installées en un V, dont la base est une plate-forme ronde, posée sur un étançon. C’est le monastère virtuel, le lieu de prêche, l’espace des Frères et, surtout, du premier d’entre eux, François.
Choisi deux mois avant la première, pour remplacer Johannes Martin Kränzle, initialement prévu, Jacques Imbrailo débute dans le rôle-titre. Sa maîtrise de la partition est impressionnante, même si une articulation succincte ne rend pas toujours le texte intelligible. Mais, alors que ses partenaires chantent de mémoire, le baryton sud-africain reste, le plus souvent, rivé à son lutrin, ce qui limite forcément gestes et déplacements.
Seul moment d’interaction véritable, mais il est essentiel : la rencontre avec le Lépreux, incarné par l’excellent ténor britannique Anthony Gregory. Le reste du plateau vocal se révèle remarquable, tout particulièrement le Frère Léon du baryton germano-turc Kartal Karagedik.
On pourrait dire de la lecture du Suisse Georges Delnon, qui est aussi l’actuel directeur artistique pour l’opéra du Staatsoper de Hambourg, qu’elle tient plus de la mise en espace que de la mise en scène à proprement parler. Mais il y a, également, la projection sur un écran à 360 degrés, au faîte de la salle, d’un film original de Marcus Richardt.
Près de quatre heures durant, le plus souvent en noir et blanc, le cinéaste allemand agglomère, avec une douce poésie, rencontres avec des personnes ordinaires, engagées dans l’aide à la société (pauvreté, environnement, vieillesse…), images de musiciens (Kent Nagano, Jacques Imbrailo, mais aussi les anonymes de l’orchestre), saisis en action ou dans des moments privés, paysages de la ville d’Assise, etc.
L’imbrication étroite du son et des vidéos, mais aussi la conception organique de la salle et son acoustique exceptionnelle, font que le spectateur est emporté dans une expérience hors norme, où les sens fusionnent dans une même extase.
La direction de Kent Nagano est hallucinante de maîtrise, de connaissance de chaque détail de la partition et de souci des équilibres. Son alliance de rigueur et de poésie fait mouche, avec un orchestre réagissant au quart de tour, tout en garantissant une cohérence sonore somptueuse.
Être capable, tout à la fois, de bouleverser par l’extrême tendresse de « L’Ange Musicien », de fasciner par le kaléidoscope des couleurs du « Prêche aux oiseaux », et de déchaîner les sonorités telluriques de l’« orchestre d’angoisse » – pour reprendre les mots de Messiaen – pour « Les Stigmates », n’est assurément pas à la portée de tous.
NICOLAS BLANMONT