Teatro del Maggio, Auditorium, 14 mai
Sainte ? Certainement pas. Jeanne est seulement une toute jeune fille, qu’Église et État utilisent sans scrupule, pour l’abandonner à son sort, quand elle devient trop encombrante. Héroïne malgré elle, donc, à laquelle Denis (San Dionigi), saint patron du royaume de France, n’offre même pas un cheval, mais un âne ailé (Asino), qui s’amourache d’elle.
Vierge en armure, ses prouesses au combat doivent faire pencher la balance de la guerre de Cent Ans en faveur des Français. Parmi elles, figure une incursion nocturne dans le camp ennemi, pour enlever son caleçon à un soldat et dessiner, sur son postérieur, une série de fleurs de lys. Pendant ce temps, le Roi (Re), lâche et sexuellement impuissant, étendu sur le divan du séjour, joue à l’auteur-compositeur-interprète existentialiste, tandis que Denis et Georges (San Giorgio), saint patron du royaume d’Angleterre, prennent fait et cause pour leurs armées respectives, à la manière de hooligans.
Jeanne Dark, du compositeur italien Fabio Vacchi (né en 1949), est, bien sûr, une parodie. Commande du Teatro del Maggio Musicale Fiorentino, il aurait dû, sans la pandémie, voir le jour en 2020. Reportée de quatre ans, sa création constitue le temps fort de la 86e édition du « Mai Musical Florentin », légendaire festival en proie à d’énormes difficultés budgétaires, qui a pu seulement programmer trois opéras, cette année, dont une reprise de Turandot.
Le livret de Stefano Jacini, en vers libres et en italien, est tiré de La Pucelle d’Orléans, « poème héroï-comique » de Voltaire, interdit en France par la censure, car jugé antireligieux et obscène, mais publié à Genève, en 1752. De cette source, complétée par des souvenirs de Don Giovanni, Falstaff, La Bohème, La Station thermale du même Fabio Vacchi (Lyon, 1993) et Ubu roi d’Alfred Jarry, Jeanne Dark conserve le caractère satirique et l’esprit graveleux, repérable dans le recours enfantin à un vocabulaire ordurier.
La virginité de Jeanne y occupe une place centrale et encombrante, tout à la fois, dans la mesure où sa préservation prend la dimension politique d’une affaire d’État, mais sert aussi de prétexte aux hommes pour affirmer leur domination sur le corps féminin. Un processus auquel l’intéressée, elle-même, participe, en liant sa relation privilégiée avec le Ciel, ses victoires et son éventuelle sainteté, à sa chasteté.
Il revient à Voltaire, incarné par l’acteur italien Elia Schilton, d’assurer, pendant un peu plus d’une heure et demie, le fil conducteur des douze scènes de l’opéra. Il le fait sur un ton déluré et moqueur, en démontant l’hagiographie construite autour de Jeanne d’Arc et en montrant comment le mouvement de l’Histoire dépend des pulsions humaines, y compris les plus mesquines.
Mais son rôle ne s’arrête pas à celui de narrateur, puisqu’il se transforme, à un moment, en Pierre Cauchon, pour condamner à mort l’héroïne. Il apparaît, alors, en costume de pape, le visage couvert d’un masque de cochon, soulignant le caractère abjectement opportuniste du personnage, prélat français vendu aux Bourguignons, puis aux Anglais.
À la fin, Jeanne ne sort pas de prison pour être conduite au bûcher. Elle monte sur le dos de l’âne ailé, au visage d’ange, et s’envole poétiquement dans les cieux, en compagnie de Gilles de Rais, son compagnon d’armes.
La partition de Fabio Vacchi se fait le fidèle écho de la dimension satirique du livret, adoptant un langage multiple et privilégiant une écriture contrapuntique, aussi dense que fermement conduite. Le compositeur, fort de sa longue expérience du théâtre, procède d’une main toujours légère, sans aucun pédantisme et sans éprouver le besoin, propre à certains musiciens « engagés », de s’excuser d’aborder le registre comique.
Rien n’est jamais souligné, pas même les références au passé : échos de motets et danses baroques ; souvenirs de Die Walküre ; gribouillages belcantistes ; démonstrations de haute virtuosité ; quasi-duo d’amour entre Jeanne (la soprano grecque Alexia Voulgaridou) et Gilles de Rais (le ténor italien Anicio Zorzi Giustiniani) ; rythmes allègres de guinguette ; madrigalismes faisant grésiller et braire les treize instrumentistes en fosse.
C’est ainsi que Fabio Vacchi, à travers la pure articulation formelle de chaque scène, construit son univers de comédie. Pour atteindre à la réussite pleine et entière, sans doute aurait-il fallu renoncer au dessin principalement expressionniste des lignes vocales, électrocardiogramme frénétique de cimes et de précipices, davantage adapté à un drame passionnel, à forte connotation psychologique, qu’à une parodie.
Tous les chanteurs solistes rendent parfaitement justice à la vivacité caustique de la partition, à l’instar des huit membres du chœur (Teatro del Maggio Musicale Fiorentino) et des instrumentistes (ContempoArtEnsemble), placés sous la direction millimétrée d’Alessandro Cadario.
La mise en scène de Valentino Villa est tout aussi soignée, dans un décor de Serena Rocco, séparant en deux le plateau de l’Auditorium, seconde salle du Teatro del Maggio, inaugurée après la Sala Grande : d’un côté, une portion toute blanche d’un palais du XVIIIe siècle ; de l’autre, un espace géométrique moderne, multifonctionnel, tout à tour taverne, salon ou prison.
GREGORIO MOPPI