Nationaltheater, 1er juin
Du personnage, fictif, de la cantatrice Floria Tosca à celui, réel, de Maria Callas (1923-1977), il n’y a qu’un pas, facile à franchir. Relier, ensuite, les destins de Maria Callas et Pier Paolo Pasolini (1922-1975) est tout aussi aisé. Et oser un dernier pas, en identifiant le cinéaste, artiste subversif et rebelle, au personnage de Mario Cavaradossi, devrait permettre, en principe, de revenir… à Tosca !
C’est, en tout cas, le pari que propose – à la suite de Rafael R. Villalobos, d’abord à Bruxelles, puis à Montpellier (voir, en dernier lieu, O. M. n° 184 p. 52 de juillet-août 2022), quoique dans une perspective différente – le metteur en scène hongrois Kornel Mundruczo, dans cette nouvelle production du Bayerische Staatsoper de Munich. Mais réussir à greffer toutes ces analogies, même fondées, sur un opéra bien connu, qui possède déjà sa propre (excellente) dramaturgie, devient vite hasardeux.
À l’acte I, la métamorphose du peintre en cinéaste, affairé sur un plateau, où il tourne une scène de Salo o le 120 giornate di Sodoma (Salo ou les 120 Journées de Sodome, 1975), histoire d’épicer davantage la proposition, est tellement acrobatique que, même en se raccrochant, au passage, aux « anthropométries » d’Yves Klein – Cavaradossi/Pasolini se retrouvant occupé, pendant son air « Recondita armonia », à badigeonner trois modèles féminins nus, qui laissent, ensuite, l’empreinte de leur corps (au demeurant rouge, et non bleue) sur de grands châssis verticaux –, l’affaire fonctionne difficilement.
Ce premier acte paraît, d’ailleurs, catastrophique dans son ensemble – le « Te Deum », situé dans un décor de villa « Art déco » (Salo, toujours…), résistant particulièrement mal au traitement, avec ses jeunes figurants – ceux du film ? – tabassés, voire physiquement éliminés par la police, en présence d’un simulacre de procession religieuse, dont on se demande vraiment ce qu’il vient faire là.
Pour les actes suivants, tous pinceaux abandonnés, c’est un peu plus simple, au gros problème près qu’ici, la transposition s’effectue dans l’Italie des années 1970, « années de plomb », certes, mais où la démocratie chrétienne peut quand même difficilement passer pour une dictature fasciste – encore que quelques groupuscules d’extrême gauche aient tenté de la décrire comme telle. Et là, transformer Cesare Angelotti en membre des Brigades rouges, devient moralement inacceptable.
Car, même si les accointances de Pasolini avec ce mouvement terroriste ont, peut-être, pu exister, les valeurs républicaines et libertaires défendues, dans Tosca, par Cavaradossi sont décidément, et heureusement, tout autres.
Que retient-on d’intéressant d’un projet aussi continuellement contraint ? Une Tosca qui, pendant « Vissi d’arte », sort du cadre du vilain salon bourgeois de Scarpia, pour redevenir brièvement cantatrice, à l’avant-scène. Ou encore, pendant le postlude symphonique du II, la réapparition silencieuse, une à une, des femmes violées par Scarpia, autant de sosies de Tosca, toutes vêtues de la même nuisette ensanglantée. Voire, pendant « E lucevan le stelle », la projection simultanée de cinq films de Pasolini, comme si ce dernier revenait, à cet ultime moment, sur sa vie d’artiste passée. L’onirisme de l’instant est magique, à ceci près qu’il distrait complètement de l’écoute de l’un des plus beaux airs de l’opéra.
Autre élément perturbateur, et sensiblement constant, la direction du chef italien Andrea Battistoni : brutale et bruyante, oublieuse de la musicalité des phrasés, et surtout, indifférente aux chanteurs, qui paraissent livrés à eux-mêmes. Il est tentant de présumer que cette distribution aurait pu garder meilleure allure, si elle avait été correctement guidée.
En l’état, Charles Castronovo, physiquement crédible en Pasolini, chante un Cavaradossi poussif et terne, qui peine à trouver sa ligne de chant, et encore davantage à la soutenir. Et la pauvre Eleonora Buratto – remplaçant Anja Harteros, pour l’ensemble des représentations prévues – doit vraiment se débrouiller toute seule. Ni le chef, qui ne l’aide pas à plier sa belle voix à une véritable discipline puccinienne, ni le metteur en scène ne parviennent à faire de cette Tosca, autre chose qu’une « petite femme » en perdition, constamment décalée, dont le destin laisse indifférent.
Reste Ludovic Tézier, qui n’éprouve pas de vraie difficulté à tirer son épingle du jeu, en compensant toujours aussi efficacement le manque de noirceur de son timbre, par la perfidie sournoise de son incarnation de Scarpia. Cela dit, c’est un exercice auquel il se livre bien mieux ailleurs, dans des contextes plus favorables.
LAURENT BARTHEL