Grand Théâtre, 31 mai
Dernier volet de la « trilogie des reines Tudor » de Donizetti, au Grand Théâtre de Genève, avec les mêmes soprano, mezzo et ténor que pour Anna Bolena, en novembre 2021 (voir O. M. n° 178 p. 49 de décembre), puis Maria Stuarda, en décembre 2022 (voir O. M. n° 189 p. 39 de février 2023). Sauf erreur, personne n’avait jamais réussi pareil exploit, les différences d’écriture vocale entre les trois opéras rendant la tâche, a priori, impossible.
Le GTG aurait-il trouvé la recette miracle ? Disons-le franchement : non. Edgardo Rocha n’aurait jamais dû accepter Roberto Devereux, dans lequel son tenore contraltino d’école rossinienne, possible en Percy (Anna Bolena), déjà moins en Leicester (Maria Stuarda), sonne désespérément étroit et frêle. Dépassé par une tessiture trop large et tendue pour lui, le ténor uruguayen est constamment à la peine, voire carrément inaudible, dès que l’orchestre augmente un peu le volume. Dommage, car l’interprète demeure un fin musicien, et l’acteur convainc.
De même, Sara est un rôle écrit trop haut pour le mezzo de Stéphanie d’Oustrac, qui s’est encore alourdi, depuis la Giovanna Seymour (Anna Bolena) de 2021. La justesse s’en ressent, et l’aigu tourne au cri. Quant au personnage, il manque de juvénilité, surtout à côté d’Elsa Dreisig, dont le maquillage et la perruque de reine vieillissante ne peuvent dissimuler l’éclaboussante jeunesse.
Comme on s’y attendait, la soprano franco-danoise a une voix trop claire et légère pour Elisabetta, mais, telle Beverly Sills, jadis – quoique de manière complètement différente –, ce qu’elle accomplit force le respect. Certes, elle chante davantage Lucia di Lammermoor que Roberto Devereux, mais elle le fait si joliment, sans jamais tricher, qu’on finit par s’incliner devant la performance. Demeure une question : pourquoi gaspiller autant de dons (timbre ravissant, émission homogène, technique aguerrie, puissance), dans un emploi à ce point éloigné de sa personnalité vocale ?
Nicola Alaimo, en revanche, nouveau venu dans la trilogie genevoise, est une bénédiction en Nottingham. Depuis Renato Bruson, dans les années 1970, nous n’avions pas entendu pareille splendeur dans ce rôle magnifique, époux et ami trompé, qui préfigure Renato/Anckarström (Un ballo in maschera). La couleur et la flexibilité de l’instrument sont somptueuses, avec cette autorité dans l’accent et ce sens des nuances indispensables au baryton donizettien.
Les comprimari sont excellents, le Chœur du Grand Théâtre de Genève et l’Orchestre de la Suisse Romande également, sous la baguette de Stefano Montanari. Le chef italien, qui nous avait séduit dans Anna Bolena, commence très mal, avec des accélérations trop brutales et des contrastes trop soulignés dans l’Ouverture. Il se rattrape vite, heureusement, et retrouve ses qualités de dynamisme et de vérité théâtrale.
Fidèles au concept de trilogie, Mariame Clément et sa scénographe-costumière, Julia Hansen, situent Roberto Devereux dans le même décor que les deux précédents volets, avec les mêmes hauts murs lambrissés, les mêmes frondaisons automnales, en fond de scène, le même mélange de costumes d’époque – dans sa robe or, Elsa Dreisig semble descendue d’un des ultimes portraits d’Élisabeth Ière – et d’aujourd’hui, la même présence récurrente de l’héroïne enfant.
On serait disposé à se laisser entièrement convaincre si, comme dans Anna Bolena et Maria Stuarda, Mariame Clément ne commettait pas une faute de goût. Cette fois, elle survient à la fin de l’acte I, avec les « appartements de la Duchesse », que l’on retrouve au début du III. L’ameublement de la chambre, où Sara reçoit son amant et son mari, comme la direction d’acteurs imposée aux chanteurs, font basculer la « tragedia lirica » voulue par Donizetti et son librettiste, Salvatore Cammarano, dans la comédie bourgeoise. Aucun poncif ne manque, ni Roberto remontant sa braguette, après avoir fait l’amour, ni Nottingham fracassant une chaise, dans sa colère, en la balançant à travers la pièce.
Il est très probable que l’on verra d’autres « trilogies Tudor » à l’affiche, dans les prochaines années, tant ce concept dramaturgique séduit directeurs de théâtre, chefs et metteurs en scène. Même si ces trois opéras n’ont pas été pensés comme un tout, leur rapprochement permet de mesurer l’importance de l’évolution stylistique du compositeur.
Encore tributaire, dans Anna Bolena (1830), d’un certain formalisme, hérité de l’« opera seria » du XVIIIe siècle, par l’intermédiaire de Rossini, Donizetti livre, avec Roberto Devereux (1837), un drame furieusement romantique, annonçant le premier Verdi. Dans cette progression, Maria Stuarda (1834/1835) constitue un idéal point d’étape.
RICHARD MARTET